— C’est cela, mon petit cœur : voyez et venez, je vous attends déjà !
L’estafette noire radine et se plante devant le fils unique et très illustre de Félicie :
— Vous voulez bien me suivre ?
— Je suis ici pour ça, réponds-je.
Arthur Williams est un petit homme aux cheveux gris, comme l’annonçait la réceptionniste, et à l’expression incompatible. Par ce mot, j’entends que c’est exactement le genre d’homme qui ne coïncide avec rien d’autre que lui-même, si ce n’est le minuscule teckel noir et fauve endormi sur un coussin au beau milieu de sa table de travail. Il porte un complet en tissu écossais très sec, des lunettes à forte monture d’écaille véritable et deux sparadraps larges comme mon pouce : l’un au front, l’autre à l’arcane souricière chère à Béru.
Il me fixe dans les carreaux. Tiens, il est comme la Joconde : il ne cille pas. J’attends qu’il me prie de m’asseoir, mais il n’y songe pas, ou alors il me préfère debout.
A la fin, il pousse ma demande d’audience dans ma direction, comme pour m’inciter à la reprendre et demande :
— Ça veut dire quoi, ça ?
— Que j’aimerais m’entretenir avec vous, monsieur Williams.
— Pourquoi mentionnez-vous Alcatraz sur ce billet ?
— Pour vous inciter à me recevoir.
Il assure ses lunettes de l’index, dans un geste familier à tous les porteurs de besicles.
— Je déteste qu’on cherche à me forcer la main.
— Où voyez-vous que j’essaie de vous forcer la main ? Si ma présence vous importune, je me retire !
— Qu’attendez-vous de moi ?
— Quelques renseignements.
— A propos de quoi ?
— C’est à propos de qui, monsieur Williams. Deux femmes se sont inscrites dans un palace de San Francisco en donnant pour adresse 618, 48° Rue Ouest, New York.
Il hausse les épaules.
— Cet immeuble est grand, je ne sais pas si vous l’avez remarqué ?
— L’une des deux femmes se nommait Williams ; Daphné Williams. Or il n’existe pas d’autres Williams que vous au 618… L’autre personne, elle, s’appelait Mary Princeval. Ces noms ne vous disent rien ?
Il fait pivoter son siège afin de pouvoir croiser ses jambes.
— Vous faites preuve d’une ingénuité confondante, Mister… San-Antonio, déclare Hugh Williams, mi-enjoué, mi-méprisant. Vous débarquez dans le bureau d’un des hommes les plus occupés de N.Y. pour venir lui dire que vous cherchez deux femmes dont il ignore l’existence. Agit-on avec cette désinvolture, à Paris ?
— Cela arrive, mais il est vrai que, comparé à Grosse Pomme[30], Paris n’est qu’une sous-préfecture. Je me permets de vous faire observer que cette excentricité inqualifiable repose sur le fait que l’une de ces femmes porte votre nom.
Il sort une boîte de pastilles de sa poche et s’en octroie une. Un truc pour la gorge, je suppose, car je crois voir un larynx dessiné sur le couvercle.
— Aux U.S.A., me dit-il, il existe davantage de Williams que de Diourande ou de Martine en France. Navré de ne vous être d’aucun secours.
Il m’indique cavalièrement de la main que l’entretien est terminé.
— Puis-je savoir de quoi s’occupe votre agence, monsieur Williams ?
— Demandez de la documentation à la réception.
Là-dessus, il se penche sur un dossier. Et ma pomme de se retirer tout penaud, tout foireux. Que pourrais-je faire d’autre ? Je ne lui dis même pas au revoir, ce serait de la salive perdue, et je préfère la garder pour l’exquis clitoris de l’épouse du pilote.
A ma surprise, je trouve Mathias en bavardage avec ladite. Comme, à la suite du traitement qu’on lui a infligé, il fait une fixation érotico-matrimo-niale, il raconte à ma « presque conquête » la façon dont il s’y prenait pour honorer son épouse huit jours avant qu’elle accouche de leur premier enfant.
Il dit :
— Imaginez-vous, chère mademoiselle, qu’Angélique avait un tour de taille bien supérieur à celui qu’elle présentait lorsqu’elle attendait nos jumeaux Jean-Marie et Marie-Jeanne. Son ventre extrêmement bas excluait tous rapports traditionnels, mais le Seigneur, dans Son infinie bonté, m’ayant doté d’un esprit inventif, je parvins à résoudre ce difficile problème en confectionnant un double chevalet de bois dont je capitonnai les fourches supérieures, si bien que la chère âme en gésine avait l’opportunité de se mettre à la renverse sans que son ventre fût comprimé, me livrant ainsi l’objet de ma convoitise en toute plénitude, sans léser le moins du monde le chérubin qu’elle attendait et qui, présentement, est en deuxième année de droit à la faculté de Paris.
« Une totale franchise m’amène à vous avouer que je pris un très vif plaisir à cette combinaison, au point qu’après la naissance du bébé je voulus continuer à pratiquer mon épouse de la sorte. Hélas ! Angélique est une femme rigoriste qui ne conçoit l’acte sexuel que selon les préceptes de notre sainte mère l’Eglise. Je remisai donc mon invention au grenier. Pourtant, j’en avais une telle nostalgie que je n’eus de cesse de remettre ma femme enceinte. Voilà pourquoi nous sommes à l’heure où je vous parle à la tête de dix-huit enfants qui vont nous valoir le Prix Cognacq incessamment. »
La môme écoute en branlant non pas Mathias, mais le chef (ce qui est plus profitable). L’ennui c’est qu’il s’exprime en français et que la blonde ignore notre dialecte.
— Que me dit-il ? m’interroge-t-elle.
— Il vous parle de la France, mens-je ; de Paris, de la vue que l’on a du Pont-Neuf, le soir, avec les bateaux-mouches illuminés sur la Seine, chargés de cons japonais pleins de Nikon enchevêtrés.
Se fiant à ma voix mouillée elle soupire :
— Ce doit être très beau.
— Plus que ça ; féerique. Vous y viendrez un jour et je vous attendrai à la gare Saint-Lazare, à la descente du train de New York ; je vous emmènerai à l’hôtel où la princesse Di descend quand elle vient à Paris sans son grand glandeur. Il y a des glaces au plafond et des jets rotatifs au bidet de la salle de bains. Sur les murs, vous pourrez admirer des gravures autrichiennes très intéressantes. L’une d’elles représente un homme nu, faisant l’arbre fourchu tandis qu’une délicieuse infirmière de la guerre 14–18 se livre à une fellation sur sa personne. Elle vous laissera perplexe. Détail qui a son importance ; je sais faire l’arbre fourchu !
Pliée en deux elle est, la gosse.
— Et maintenant deux choses avant que nous ne nous retirions, ma suprême : je vais vous demander votre prénom et une documentation sur l’agence Williams. C’est Hugh lui-même qui m’a conseillé de le faire.
Elle se penche sur un casier niché sous sa banque et y prend un chouette dossier sur papier couché, avec des photos couleur. Ma lanterne sourde s’en trouve éclairée. Je lis : « H. William’s Agency » « L’équipe d’enquêteurs la plus performante de la côte Est. Réseaux de documentation dans le monde entier. Agréée par les plus hautes instances de la nation américaine. Dans de nombreux cas, travaille en collaboration étroite avec la police officielle. Aucun problème ne reste insoluble avec la “ H. William’s Agency ”. Vingt-cinq ans d’expérience, vingt-cinq ans de succès ! »
Les photos concernent des causes célèbres résolues par Williams et ses précieux collaborateurs. Comme le père Hugh a l’air de bien s’aimer et de se vouer une admiration sans limites, il figure à différentes reprises dans le dossier. En première page, d’abord, où sa photo en buste trône majestueusement, dans les pages intérieures, ensuite, où on le voit présider son conseil d’administration, aussi avec son brain-trust de limiers suraiguisés et d’autres encore sur lesquelles il serre la louche à des géants de la politique ricaine.