— N’étions-nous pas convenus de nous voir, à Frisco ? lui balancé-je. Hélas, lorsque je suis allé vous chercher à votre hôtel, vous l’aviez quitté.
— Oui, nous avons dû rentrer plus vite que prévu.
— J’ai pu constater que votre chère grand-mère ne souffrait pas trop des séquelles de sa chute ?
Un rire gêné en guise de réponse. J’enchaîne :
— Vous me devez une compensation, douce Mary. Puis-je passer chez vous prendre un verre ?
Elle marque un temps.
— C’est-à-dire que je ne suis pas seule, finit-elle par murmurer.
— A quelle heure le serez-vous ?
— A neuf heures demain matin.
— En ce cas, au lieu d’un bourbon, vous m’offrirez un café. A demain !
Je raccroche.
La petite tubophoniste me rend ma feuille de bloc qu’elle a complétée en y ajoutant l’adresse et le biniou de la môme Princeval.
Demain !
C’est loin, ça !
Y a plein de gens qui disent « à demain » et qui ne voient pas le jour se lever. Ils étaient convaincus d’avoir encore une chiée de « demains » à leur disposition, et puis, sans le moindre pressentiment, ils vivaient le dernier jourd’hui ! Comme quoi faut toujours être prêt pour l’embarquement immédiat. Etre prêt, ça ne veut pas dire que tu dois y penser sans trêve mais que, quand « l’instant ultime » surgit, tu l’acceptes de bonne grâce. Puisque tu n’y peux rien, sois fair-play. Papa, lui, quand il s’est fait niquer par la grande faucheuse, il a juste eu une petite exclamation entendue qui équivalait au « Bon Dieu, mais c’est bien sûr ! » du commissaire Bourrel. Le côté : « Voilà, j’arrive ! »
Et puis il a eu l’air de se foutre de tout et on a compris qu’il venait de cesser.
Cette digression divaguante pour te dire que, demain, zob ! C’est illico-dare-dare que j’y fonce, moi, chez la mère Princeval. Aussi vite que mon taxi ferraillant, conduit par un chauffeur à turban, gras comme un eunuque et plus barbu qu’un ayatollah peut m’y conduire.
Elle habite le Village, un loft à verrières dans une rue pittoresque aux constructions de briques zébrées d’échelles d’incendie rouillées. Tout ça a été « aménagé » et doit valoir un saladier de dollars. A l’extérieur, dans une niche éclairée, se trouvent la liste des locataires ainsi que les boutons d’interphone. Je constate que Miss Mary habite le troisième étage. L’immeuble n’en comporte que cinq. Au Village, New York est provincial. Je m’abstiens de sonner et me mets à tutoyer la porte du hall. L’enfance de lard, comme dirait mon Bérurier perdu. Tellement fastoche que j’ai envie de renouveler l’opération en fermant les yeux.
Au lieu de prendre l’ascenseur, je monte à pincebroc par l’escadrin. Pas de la tarte, car ces appartements sont si hauts de plafond qu’une bonne trentaine de degrés les séparent. Au troisième niveau il y a deux portes. L’une indique « Alexander Pratt », l’autre « Mary Princeval ».
Courageusement, je sonne à la première en espérant qu’Alexander Pratt n’est pas un trop mauvais coucheur (non que je compte coucher avec lui) et qu’il ne m’enverra pas aux prunes, fruits que je ne pratique que modérément.
Il est près de onze plombes du soir et les visites ne sont pas fréquentes à cette heure tardive. Un coup de gong ne suffisant point, j’y vais d’un deuxième, puis d’un troisième qui ne fait que précéder le quatrième. N’à la fin, l’huis s’écarquille et huit centimètres de visage féminin s’insèrent par l’échancrure du corsage de la porte. Ce que je détecte dudit indiquerait qu’il s’agit d’un minois de jeune fille en fleur.
Je lui vote un sourire qui ferait fondre une motte de beurre ou celle d’une douairière, alors tu mesures son effet sur une pucelle !.
— Pardonnez-moi-je, lui dis-je-t-il, je suis votre voisin du dessus. Je respirais l’air pur de New York à mon balcon quand, malencontreusement, j’ai laissé tomber ma montre et c’est sur le vôtre qu’elle a atterri. Me permettriez-vous-t-il de la récupérer ?
Un nouveau sourire accentue son humidification sud.
— Si, venez !
Je viens. Charmante gosse. Vingt ans, brune, cheveux courts coiffés en paquet de crayons. Regard à la fois joyeux et stupide, poitrine en capot de Cherokee, du cul avenant, les pieds propres, que demande le peuple ?
Elle porte un charmant pyjamoi rose sur lequel il y a un gros Mickey hilare sculpté sur le devant. Son prose ondule comme une barque à l’amarre quand il se produit de la houle. On traverse un immense atelier de peintre où s’entassent des toiles qui représentent pas grand-chose, mais en très grand. Des traits : rouges, noirs, verts, jaunes. J’en oublie ? Ah ! oui : bleus et violets. A part ça tout va bien. Comme le peintre est extrêmement courageux, il a signé ses œuvres ; très lisiblement de surcroît : Alexander Pratt.
— Vous êtes l’épouse de Mr. Pratt ? demandé-je à la jouvencelle.
— Non.
— Sa fille ?
— Oh ! non ; il est trop jeune ![33]
— Quoi, alors, sa petite amie ?
Elle rosit si fort que je dois « brûler ».
— Je suis la baby-sitter de son petit garçon.
Je la presse de questions, en espérant, plus tard, la presser sur mon cœur.
Elle m’apprend qu’Alexander élève seul son enfant, son épouse les ayant lâchement abandonnés il y a six mois pour se maquer avec un critique d’art qui avait traîné Pratt dans la gadoue. Indignée sur l’instant, Géraldine Pratt s’était rendue chez le vilain pour le vitrioler, mais la discussion préalable s’était déroulée de telle sorte qu’en fin de compte elle lui avait taillé une pipe ; aimable prélude à sa fugue infâme. Depuis lors, Pratt fait appel à des baby-sitters, dont la principale c’est elle : Jessica. Comme le célèbre peintre en traits sort beaucoup, elle vient garder Bob presque toutes les nuits. Mais là, elle reste trois jours et trois nuits, l’artiste ayant dû se rendre à Montréal pour le vernissage d’une exposition consacrée à ses zœuvres.
Nanti de ces précieuses informations, je me rends sur le balcon.
— Pourriez-vous me prêter une lampe électrique, chère Jessica ? sollicité-je, histoire de l’éloigner.
Dès qu’elle a tourné ses talons nus, je cours à l’extrémité gauche du balcon (il n’existe à ma connaissance pas d’autres mots pour qualifier l’espèce de rambarde et d’avancée de ferraille servant de support aux échelles d’incendie).
J’ai une vue imprenable sur le loft de Mary Princeval. J’aperçois cette coquine dans une robe de chambre légère, lovée sur un canapé à te lui en apercevoir la chagatte. Elle écluse un drink en écoutant les paroles d’un terlocuteur (ou trice) puisqu’elle prodigue moult acquiescements.
La baby-sitter revient, porteuse d’une bougie allumée.
— Tu peux te la foutre dans le cul après l’avoir éteinte, mon amour ! lui dis-je en français et en brandissant triomphalement ma montre (que j’avais retirée de mon poignet)…
— Oh ! vous l’avez retrouvée ! se réjouit-elle. Elle n’est pas cassée ?
— Je ne pense pas.
On rentre dans l’immense studio. Quelque part, entre deux croûtes, se trouve un canapé défoncé. Je m’y rends comme pour étudier de près ma Pasha.
— Regardez ! appelé-je indirectement la jouvenceuse, intacte ! C’est quelque chose, la fabrication française, non ?
— Ah ! vous êtes français ?
— De bas en haut et tout particulièrement depuis les genoux jusqu’à la ligne de flottaison, mon trognon.
— C’est pour ça que vous avez un accent ?
— Probablement. Mais je vous empêche de dormir, pardonnez-moi.
— Je ne dormais pas, je regardais la télé.