Les mains dans les fouilles, je fais le tour du loft, notant mentalement les points aptes à receler un objet qui doit absolument demeurer planqué.
D’abord, t’as le bouddha, mais il pèse une tonne, ce gros lard, et pour le remuer, faut s’y prendre à plusieurs. Tu as aussi un secrétaire de laque que je devine fourmillant de cachettes tarabiscotées, comme en raffolent les Asiatiques (le complexe de la petite bite, toujours). Je l’ouvre, l’explore. Trouve les tiroirs mystérieux.
Fastoche ! Un prestidigitateur de patronage en rigolerait ! Vides ! Je m’en gaffais.
L’immense volume du loft est découpé selon les nécessités de vie. Tu as une galerie donnant sur une loggia servant de chambre à coucher ; dessous, la partie sanitaire-salle de bains que jouxte une cuisine à l’américaine ouverte sur le living. Un grand comptoir de bois épais permet de prendre ses repas face au plan de cuisson. Pratique.
Ma braguette de sorcier m’entraîne jusqu’à la cuistance, hommage irréfléchi à ma maman sans doute ? C’est pas une souillon, la Mary. On peut être femme d’action et avoir un logement bien tenu. T’imagines qu’une aventurière de sa trempe vit dans un milieu bordélique, plein de fringues inrepassées et de vaisselle sale empilée ? Que nenni, mon ami ! Tout est tiré au cordeau, propre, clean, en ordre.
Je mate la cuisinière électrique avec sa jolie hotte de cuivre, l’évier en granit rose, le frigo peint dans les mêmes tons, le plan de travail en bois que ça forme damier : regarde comme c’est joli.
Y a une étagère avec, dessus, une alignée de pots anciens[36]. J’ai vu une collection commak au Relais à Mougins. Douze séries, ils ont là-bas. Very nice[37], va voir, et n’en plus tu boufferas de l’exquise tortore pas comme ailleurs.
Et donc, je te reprends ces six pots qui me font battre tu sais quoi ? Oui : le cœur, bravo, t’as gagné ! Ils ne m’émeuvent pas seulement à cause de la remémorance félicienne, mais parce que les mots de denrées écrits dessus le sont en français. Kif chez nous, je te dis. Et dans le même ordre croissant : sel, sucre, café, farine, pâtes.
Émouvant, non ? En plein Nouille York ! ces pots français qui ont traversé l’Atlantique !
« Souviens-toi d’une chose, Antoine, m’interpellé-je familièrement ; les gens n’ont pas d’imagination. Pas VRAIMENT ! Les plus marles, les plus retors, ceux qui sont capables de mettre sur pied des coups fumants, y a toujours un moment où ils plongent, les mains jointes, dans la facilité, toujours en se croyant plus malins que tout le reste des mortels réunis. » Alors moi, qu’est-ce que tu veux, je me saisis du pot marqué « farine » (l’avant-dernier par l’importance de taille), le pose sur le plan de travail, ôte son couvercle en forme de bouton de rose (tiens, c’est vrai : on dirait le bout du sein de Mary). Ayant légèrement retroussé ma manche, j’enfonce mes doigts en pince de homard dans la fine poudre blanche. Je suis sûr de moi. « AVERTI », tu vois ce que je veux dire, Casimir ? Averti ! secrètement par une force obscure.
La farine immaculée déborde du récipient et tombe sur le fameux motif à damiers. Je touche le fond. Ah ! voilà ! Voici, voilà ; voilà, voici ! Une surface rugueuse. Parviens à m’en saisir à deux doigts. Merci, saint Antoine de Padoue, c’est bien la plaquette qui est restée pendant trois décades derrière ce pauvre lavabo d’Alcatraz.
Intacte. Comme je l’avais scrupuleusement prévu, Hugh et Mary se sont abstenus de la décortiquer. Je la tapote sur le plan de travail, histoire de la désenfariner et, fou d’allégresse, la glisse dans ma poche intérieure.
C’est savoureux, le triomphe. Moins que l’amour, mais c’est un coït beaucoup plus « étiré ».
Je retourne auprès de mes deux « voleurs » endormis et verse sur eux le contenu du pot de farine pour me venger gentiment de leurs tracasseries.
C’est drôle et un peu pitoyable de les voir anéantis sous cette couche blanche. Je regrette déjà ce geste de cruelle moquerie. Je déteste la mesquinerie et voilà que j’agis en minable. Mais quoi, je ne vais pas faire leur toilette avant de partir.
M’approchant d’un bureau (chinois) j’écris sur une feuille de papier (Japon) le message ci-dessous :
Chère tante Daphné,
Lorsque vous vous réveillerez, « la chose » sera à tout jamais en sûreté. »
Ne pensez-vous pas qu’il est mieux d’en rester là ? Nous sommes des gens de bonne compagnie, alors laissons la guerre aux imbéciles.
Navré de vous avoir fait rater une affaire, mais cet échec ne compromettra pas l’existence (non plus que la renommée) de votre honorable agence.
On verra bien !
14
GUÈRE ÉPAIS[38]
— … Je me trouvais donc dans une situation inconfortable. Mon épouse souffrait d’une salpingite tenace lui interdisant de céder à mes instances. Devant cet état de chose, j’aurais donc dû m’incliner devant la fatalité et refréner mes instincts. Mais il se trouve que, sans vouloir passer pour un homme à l’appétit sexuel incoercible, je ne puis m’endormir si je n’apaise pas mes glandes reproductrices. La chose est si vraie que, lorsque ma chère femme est dans une période d’inaptitude, je suis contraint de prendre un somnifère si je veux trouver le sommeil… Comme, je vous le répète, cette fâcheuse inflammation de ses trompes utérines perdurait, n’y tenant plus, je lui proposai d’avoir recours à la sodomie pour sortir du cercle infernal, si je puis dire.
« La malheureuse poussa des hauts cris et, je suis obligé de le confesser, me brisa sur la tête un vase de Delft que je tenais de ma grand-mère et qui m’a laissé au cuir chevelu cette cicatrice rose que vous pouvez apercevoir sur mon front et que je dissimule sous une mèche qui n’avait rien de rebelle originellement. Vous voyez ? Là, sur la droite, elle forme un petit éclair.
« Malgré cette réaction brutale, je revins à la charge, mais en utilisant la ruse cette fois ; j’entends par là que j’usai de l’hypnotisme, science sur laquelle je me suis penché un temps et dont je conserve des notions précieuses. M’aidant au préalable d’un puissant sédatif, je réussis à endormir mon épouse et lui donnai à croire que j’étais le commissaire San-Antonio devenu, depuis lors, directeur de la P. J.
« Là, j’ouvre une parenthèse pour vous préciser que ma moitié, la tendre Angélique, bien que m’étant d’une fidélité exemplaire, nourrit une passion silencieuse pour cet homme, assez beau il faut en convenir, et doté d’un charme auquel les personnes du sexe ne résistent pas. Quand il fait appel à moi, de nuit, elle l’invective ; en revanche, elle garde comme un talisman sa photographie dans sa boîte à Tampax, et je l’ai surprise une nuit, qui la couvrait de larmes et de baisers J’ai su faire taire ma jalousie, étant moi-même conquis par San-Antonio et donc sachant pertinemment que l’on n’échappe pas au sortilège de cet être d’exception.
« Donc, par le truchement de l’hypnose, je me fis passer pour lui auprès de son moi second. Elle l’agréa sans protestation, lui laissa même oindre son rectum de vaseline et poussa des cris de liesse lorsqu’il la força avec un maximum de tact. Certes, le lendemain, ayant occulté tout souvenir de la séance, eut-elle quelque surprise avec son fondement endolori. Mais comme nous avions mangé un couscous la veille, chez un de mes collègues maghrébins, elle mit sur le compte de l’harissa les séquelles de ma sodomie.