Le fracas des détonations continuait à se répercuter dans l’énorme structure métallique. Le chargeur vide du MP5 tomba à terre, aussitôt remplacé par un autre. Ali, les jambes écartées, son pistolet-mitrailleur braqué, scrutait le hall.
— Qu’est-ce que c’est que ce boucan ? lança-t-il, menaçant. Il y a quelqu’un. Zakra éclata d’un rire méprisant.
— Il n’y a que des rats ici. En plus de vous. Partez maintenant. Dans deux jours, nous voulons une réponse. Ici, à la même heure.
Les deux Iraniens lui jetèrent des regards noirs, rêvant à ce qu’ils aimeraient lui faire subir, puis battirent en retraite. Lorsque leur voiture se fut éloignée, Zakra fonça vers le fond du hall, les traits crispés de fureur. Malko s’écarta de son pilier, couvert de rouille. Ayant prudemment remis son pistolet en place.
— Je t’avais dit de ne pas bouger ! lança-t-elle, écumant de fureur, presque menaçante.
— Je m’ennuyais.
Ils s’affrontèrent du regard, puis celui de la Kirghize s’adoucit brusquement.
— Écoute, goloubtchik[13], dit-elle, je me doute que tu es dans le nastaiashii biznes, sinon, tu ne te promènerais pas avec ça.
Elle avait glissé un bras autour de la taille de Malko, atteignant la crosse de son pistolet. Les yeux dans les siens, elle continua :
— Je me fous de ce que tu fais, mais, toi, tu ne te mêles pas de mes affaires. Je t’ai amené ici parce que j’avais envie de baiser avec toi et j’ai profité de ce rendez-vous. Je ne veux pas qu’on nous voie trop ensemble.
— Et Grosny ? demanda Malko.
— Grosny, je lui ai dit que j’avais eu envie de baiser avec toi, coupa-t-elle. Il s’en fout. Maintenant, est-ce que tu as réfléchi à ma proposition ?
Malko avait compris que s’il éludait le problème il perdrait ce contact précieux. Il avait devant lui une Mandy Brown bis en beaucoup plus féroce, avec un potentiel encore plus grand.
— Si tu montres un peu de douceur, je veux bien t’épouser, dit-il, et même te présenter à ma famille. Elle le regarda, les yeux écarquillés.
— Quoi ?
Malko lui offrit son sourire le plus angélique.
— Cela sera vite fait. Juste un tour au cimetière… Elle l’enlaça en riant. Adorant visiblement cette forme d’humour. Son corps était vraiment incroyable.
Une créature de bande dessinée.
— Tu vas me déposer, fit-elle. Ensuite, on ne se verra pas pendant deux jours. J’ai des tas de choses à faire. Je t’appellerai à l’hôtel dès que je serai libre.
Alan Spencer se frotta l’estomac avec une grimace de douleur. Décidément, le foie gras grillé et les oignons frits ne lui convenaient pas et l’Américain flirtait en permanence avec l’ulcère. Dehors, la place Marcus ruisselait de soleil. Ce qui ne déridait pas le chef de station de la CIA.
— Nous sommes au point mort, avoua-t-il. Impossible même de savoir avec certitude où se trouve Ishan Kambiz. On croit qu’il est à Damas, mais les Syriens prétendent le contraire. Je vois que de votre côté ce n’est pas brillant non plus.
— J’ai quand même récolté une demande en mariage, ironisa Malko, qui avait rendu compte à l’Américain.
— On dit que Karim Nazarbaiev a été liquidé par ses amis, avança le chef de station. C’est Tibor qui m’a annoncé cela. Mais là non plus, pas de preuves.
Le silence retomba, lourd, troublé par les violonistes du Màtyàs Pince.
— Ce qui est bizarre, remarqua Malko, c’est que ces mafiosi ne sont pas du genre à vendre du plutonium. Mais je me demande ce que Zakra fabriquait avec les deux Iraniens d’aujourd’hui. Nous avons peut-être un moyen d’avancer de ce côté-là. Vous êtes en bons termes avec la police hongroise ?
— Excellents. Pourquoi ?
— Après avoir raccompagné Zakra, je suis revenu à l’usine désaffectée. J’ai pu y pénétrer par la cour donnant dans Nepfurdô. Et j’ai récupéré quelques-uns des projectiles qui ont été tirés sur moi.
Malko sortit de sa poche quatre petits morceaux de métal tordu, et les posa sur le bureau.
— Deux sont à peu prés en bon état. Pourriez-vous les faire comparer à ceux qu’on a trouvés dans la tête des deux Tchétchènes assassinés rue Lendvay ?
C’est un messager courtois et éperdu de respect qui attendait dans le hall somptueux du duplex d’Ishan Kambiz. Ce dernier achevait une sieste active en compagnie de Linda. Le jeune barbu dont le rêve était de ressembler au Prophète ne savait plus où donner du regard devant ces panneaux de laque ornés de femmes nues, ces meubles dorés, ces commodes tourmentées. Le décor luxueux créé par Claude Dalle, mélange de simplicité et de raffinement, rehaussé de panneaux de laque rouge sombre, coupait le souffle du jeune Hezbollah.
A cause de l’épais tapis, le jeune barbu n’entendit pas venir le maître de maison, nu-pieds, enveloppé dans un peignoir d’épongé qui dissimulait mal une protubérance suspecte au-dessus de la cordelière.
L’envoyé de Téhéran détourna vivement les yeux, empourpré. Allah avait des voies bien étranges. Lorsqu’il était gardien à la sinistre prison d’Evin, les gens comme Ishan Kambiz étaient tous les jours flagellés à mort.
— Que veux-tu ? demanda sèchement l’Iranien, furieux d’avoir été dérangé.
— Au nom de Dieu le Miséricordieux, commença l’envoyé d’une voix imperceptible, nouée par le respect, voilà le message que je dois vous transmettre.
Ishan Kambiz écouta jusqu’au bout, partagé entre des sentiments contradictoires. C’était la réponse de son vendeur, enfin. Normalement, il aurait dû sauter dans le premier avion, fou de joie. Seulement, il y avait un fait nouveau. Un ami sûr de la Policia Fédérale — le FBI brésilien — lui avait appris que les Américains s’intéressaient beaucoup à lui, diffusant des avis de recherche dans tous les azimuts. Même avec de faux passeports, c’était risqué de quitter le Brésil en ce moment. D’un autre côté, il ne pouvait pas faire le mort. C’était trop vital.
— Dis-leur que je ne peux pas me déplacer en ce moment, annonça-t-il. Il faut qu’on vienne me voir.
Avant toute transaction sérieuse, il était essentiel de vérifier que la marchandise proposée par les Russes était bien du, plutonium 239 et non une saloperie quelconque sans valeur. Il salua d’un signe de tête, laissant le messager abattu. Un aller-retour Brasilia-Rio dans la journée, ce n’était pas la joie. Même pour la plus grande gloire d’Allah.
Pavel Sakharov attendait le retour de Zakra, en tirant des bouffées hâtives d’un petit cigare, allongé sur un lit de camp, installé dans un des bureaux de l’usine désaffectée. Il se montrait le moins possible à l’Eden. Inutile d’attirer les commentaires. Zakra menait la boîte et les filles d’une main de fer, et, pour le reste, les équipes du racket tournaient toutes seules. Sakharov trouvait cela minable, en pensant à l’enjeu de son affaire à lui. Jusqu’au début de 1991, il avait mené une carrière sans histoire au KGB, grimpant les échelons jusqu’à ses étoiles de général. Affecté à la Troisième Direction, il était directeur adjoint du contre-espionnage au sein des Forces Armées de l’Armée rouge. Autrement dit « super commissaire politique ». Le putsch et les bouleversements subséquents avaient profondément modifié son existence… D’abord, la Troisième Direction avait été dissoute. Pavel Sakharov, qui avait su se tenir à l’écart, et conservait des amis dans tous les camps, avait pu se faire affecter au MSB[14] ex-second Directorate, devenu Service de Sécurité intérieure de la CEI. Sous la houlette de Victor Baranikov, un homme de Boris Eltsine.