— Elle part seule ?
— Oui.
— Étrange… Et si c’était en relation avec notre affaire ? Vous ne m’avez pas dit que Ishan Kambiz possède un appartement au Brésil ?
— C’est vrai, mais…
— Il faut la suivre, trancha Malko. Mais ça ne va pas être facile, elle me connaît.
— J’ai sa date de départ et son vol. Vous partirez la veille, c’est-à-dire demain, via Paris par Air France, et vous la repiquerez à l’arrivée. Si vous avez raison, elle va vous mener directement à Ishan. Je vais tout vous préparer.
Malko avait à peine rejoint le Hilton que le téléphone sonna. La voix de Zakra était inhabituellement caressante. Elle chuchotait presque au téléphone.
— J’ai des problèmes, avoua-t-elle d’emblée. Karim est revenu et il est plus jaloux que jamais. Il me boucle et il veut m’emmener en Ukraine. Avant je voudrais te voir.
— A l’usine de Révész utça ?
— Non. Tu connais Vâci utça ? La rue piétonnière ? Je vais aller y faire du shopping. Il y a une galerie marchande en sous-sol, Taverna Udvar. J’y serai vers trois heures. Attends-moi à l’intérieur. Mais on ne pourra pas faire grand-chose…
Malko raccrocha, perplexe. Zakra lui mentait. Le Brésil ce n’était pas l’Ukraine. Il voulait vérifier un point important.
La ligne directe du rezident du KGB sonna au moins vingt fois avant qu’on ne décroche.
— Ambassade de Russie. Premier conseiller.
— Le caviar était délicieux, annonça Malko sans préambule après avoir identifié la voix de Serguei Oulanov. C’est moi qui vous invite aujourd’hui. Même endroit, même heure.
Imperceptible hésitation, puis un grand éclat de rire heureux.
— J’avais un déjeuner, mais nitchevo ! C’était pourtant une Hongroise superbe, chaude comme l’enfer.
Malko alla flâner dans les rues de la vieille ville jusqu’au déjeuner. Cela bougeait enfin. Plusieurs éléments commençaient à s’emboîter. D’abord, grâce à l’identification des projectiles, Malko savait que Zakra avait rencontré les assassins de l’homme sur qui on avait trouvé l’échantillon de plutonium. Maintenant, la même Zakra filait au Brésil où se trouvait peut-être l’acheteur du plutonium 239. Et enfin, elle mentait à Malko, prétendant aller en Ukraine.
Il pleuvait de nouveau sur Budapest. Lorsque Malko arriva au Margitkert, le Russe était toujours fidèle à son Johnnie Walker… Ils se retrouvèrent comme de lieux camarades, dégustèrent un osciètre parfait et Malko entra dans le vif du sujet.
— J’ai besoin d’informations précises sur Karim Nazarbaiev, demanda-t-il. Je suis prêt à payer.
Serguei Oulanov joua longuement avec une boulette de pain avant de laisser tomber d’une voix très légèrement pâteuse, le sourire complice :
— Je vais me mouiller pour toi. Parce que tu n’es pas un niekullurny. Tu ne prends pas Tolstoi pour une marque de voiture. Je connais un type qui sait beaucoup de choses. Ferencz Korvin, un Hongrois, ancien policier du MVA[16]. Il travaillait pour mon prédécesseur et nous a rendu de grands services. Aussi, au changement de régime, nous avons demandé aux Hongrois de le laisser en paix.
— Ils voulaient le faire passer en jugement ? Le rezident du KGB sourit, amusé.
— Non. Politiquement, c’était impossible. Mais quelques-uns des flics de la nouvelle équipe voulaient le liquider discrètement.
— Où est-il, maintenant ?
— Ici, à Budapest, continua le Russe. Il a un taxi-radio. Je vais le prévenir et lui dire qu’il peut te parler. Va vers six heures au 27 de l’avenue Andrâssy. C’est au troisième étage. Tu prends l’escalier principal jusqu’au second, ensuite tu contournes une galerie extérieure sur la gauche et tu montes un petit escalier. C’est la première porte sur la droite. Si tu veux qu’il soit coopératif, donne-lui tout de suite cent dollars. Mais, quoi qu’il te dise, ne dépasse pas mille. Il ne faut pas gâcher le métier. Et merci pour le caviar…
Zakra dépassait les autres clientes d’une bonne tête. Même sans cela, ses éclatants cheveux roux la faisaient repérer au milieu de la foule comme un phare en pleine nuit. Elle était en train d’examiner des dentelles quand Malko la rejoignit. Son regard croisa le sien avec la glace et elle retroussa sa lèvre supérieure dans son sourire carnassier. Pour une fois, elle ne portait pas sa houppelande mais une sorte de canadienne mauve déformée par la masse de sa lourde poitrine.
— Viens par ici, dit-elle.
Il la suivit jusqu’à une galerie de peinture voisine absolument déserte. A l’entrée, une fille blonde en uniforme bleu leur jeta un coup d’œil indifférent. La galerie était en L, avec au fond une sorte de rotonde de la taille d’un grand placard. Zakra y alla directement et s’adossa au mur sous un tableau abstrait. Elle attira Malko contre elle et dit en souriant :
— On est bien là…
Elle avait sûrement étudié les lieux. Son ventre s’appuya à lui et elle darda sa langue brusquement, dans un de ses baisers tornade. Lorsqu’elle se détacha, ce fut pour annoncer :
— Je pars après-demain à Kiev avec Karim, mais je serai de retour dans huit jours. Il reste là-bas. Tu es toujours d’accord pour m’épouser ?
— Bien sûr ! dit Malko.
Zakra émit un soupir rauque et lui mordilla l’oreille.
— Je crois que je suis tombée amoureuse de toi… Un ange passa, décoré des Médailles d’Or de l’Hypocrisie et du Mensonge réunis… Malko ne voulut pas être en reste.
— Tu vas me manquer ! soupira-t-il.
Comme si cette phrase avait été un signal, la tornade se déchaîna. Zakra fit sauter d’un coup toutes les pressions de sa canadienne mauve et, collée à Malko comme un timbre-poste, replongea dans son hystérie habituelle, plus silencieuse. Ils oscillaient dans la minuscule rotonde comme des ivrognes. Le pantalon hyper-collant qu’elle portait interdisait toute privauté sérieuse mais Zakra, avec sa violence coutumière, arracha pratiquement le zip de Malko. Quand ses doigts se refermèrent autour de sa virilité, elle eut un feulement rauque de lionne saisissant sa proie. Comme un pélican plongeant sur un poisson, elle se laissa tomber devant lui, l’engoulant d’une seule traite. Sans souci du lieu. Elle se mit à l’aspirer avec la vitesse et la régularité d’un derrick, le malaxant furieusement en même temps. A ce rythme, Malko ne résista pas longtemps. Il crut qu’elle allait décoller du sol en avalant sa semence. Zakra se redressa, la bouche humide, les prunelles dilatées.
— Tu penseras à moi ?
C’était presque un ordre.
— Sûrement, dit Malko.
— Tu seras encore à Budapest, à mon retour ?
— Oui.
— Je veux savoir où te retrouver si tu es obligé de partir, dit-elle. Donne-moi ton adresse en Autriche et ton nom.
Il avait prévu cette éventualité. Sur un morceau de papier, il griffonna : Mulko Lin, 45 Rupertstrasse, Wien. Tel 6/54.398 V. Une planque de la CIA et le téléphone aboutissait dans un des bureaux de la Company, sur un agent dûment prévenu.
— Je te revoie quand ? demanda-t-il.
— Je t’appelle dans une semaine. De nouveau, elle se serra contre lui de tout son corps.
Le 27 de l’avenue Andrâssy était un immeuble néogothique qui avait dû être majestueux à la fin du siècle dernier. Aujourd’hui, avec sa pâtisserie vieillotte au rez-de-chaussée et sa façade noire de suie, il ne payait pas de mine. Malko pénétra sous un porche monumental et emprunta une cage d’escalier en fer forgé rouillé tout droit sortie d’un décor de Fellini. La peinture n’avait pas été refaite depuis cinquante ans et s’en allait par plaques, les marches pourries cédaient sous les pas, les plafonds écaillés étaient maculés de taches d’humidité. Quelques boîtes aux lettres éventrées pendaient sur le mur du fond. Cinquante ans de communisme étaient passés par là.