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Ce que j’avais éprouvé n’était rien moins qu’un amour ; ce n’était pas même une passion. Si ignorant que je fusse, je m’en rendais bien compte. C’était un entraînement que je pouvais croire extérieur. Je rejetais la responsabilité tout entière sur celui qui l’avait seulement partagée ; je me persuadais que ma séparation d’avec lui avait été volontaire, qu’elle était méritoire. Je savais bien que ce n’était pas vrai, mais enfin, ç’aurait pu l’être : notre mémoire est notre dupe aussi. À force de nous répéter ce que nous aurions dû faire, nous finissons par trouver impossible que nous ne l’ayons pas fait. Le vice consistait pour moi dans l’habitude du péché ; je ne savais pas qu’il est plus difficile de ne céder qu’une fois, que de ne céder jamais ; expliquant ma faute comme un effet des circonstances, où je me promettais de ne plus m’exposer, je la séparais en quelque sorte de moi-même pour n’y plus voir qu’un accident. Mon amie, il faut tout vous dire : depuis que je m’étais juré de ne plus la commettre, je regrettais un peu moins de l’avoir une fois goûtée.

Je vous épargne le récit des transgressions nouvelles, qui m’ôtèrent l’illusion de n’être qu’à demi coupable. Vous me reprocheriez de m’y complaire ; vous auriez peut-être raison. Je suis maintenant si loin de l’adolescent que j’étais, de ses idées, de ses souffrances, que je me penche vers lui avec une sorte d’amour ; j’ai envie de le plaindre, et presque de le consoler. Ce sentiment, Monique, me porte à réfléchir : je me demande si ce n’est pas le souvenir de notre jeunesse qui nous trouble devant celle des autres. J’étais effrayé de la facilité avec laquelle, moi, si timide, si lent d’esprit, j’arrivais à prévoir les complicités possibles ; je me reprochais, non pas tant mes fautes que la vulgarité des circonstances, comme s’il n’avait tenu qu’à moi de les choisir moins basses. Je n’avais pas l’apaisement de me croire irresponsable : je sentais bien que mes actes étaient volontaires, mais je ne les voulais qu’en les accomplissant. On eût dit que l’instinct, pour prendre possession de moi, attendait que la conscience s’en allât ou qu’elle fermât les yeux. J’obéissais tour à tour à deux volontés contraires, qui ne se heurtaient pas, puisqu’elles se succédaient. Quelquefois, pourtant, une occasion s’offrait, que je ne saisissais pas : j’étais timide. Ainsi, mes victoires sur moi-même n’étaient qu’une autre défaite ; nos défauts sont parfois les meilleurs adversaires que nous opposions à nos vices.

Je n’avais personne à qui demander un conseil. La première conséquence de penchants interdits est de nous murer en nous-mêmes : il faut se taire, ou n’en parler qu’à des complices. J’ai beaucoup souffert, dans mes efforts pour me vaincre, de ne pouvoir attendre ni encouragement ni pitié, ni même ce peu d’estime que mérite toute bonne volonté. Je n’avais jamais eu d’intimité avec mes frères ; ma mère, qui était pieuse et triste, avait sur moi des illusions touchantes ; elle m’en aurait voulu de lui ôter l’idée très pure, très douce, et un peu fade qu’elle se faisait de son enfant. Si j’avais osé me confesser aux miens, ce qu’ils m’eussent le moins pardonné, ç’aurait été, précisément, cette confession. J’aurais mis ces gens scrupuleux dans une situation difficile, que l’ignorance leur évitait ; j’aurais été surveillé, je n’aurais pas été aidé. Notre rôle, dans la vie de famille, est fixé une fois pour toutes, par rapport à celui des autres. On est le fils, le frère, le mari, que sais-je ? Ce rôle nous est particulier comme notre nom, l’état de santé qu’on nous suppose, et les égards qu’on doit ou ne doit pas nous montrer. Le reste n’a pas d’importance ; le reste, c’est notre vie. J’étais à table, ou bien dans un salon paisible ; j’avais des instants d’agonie, où je me figurais mourir ; je m’étonnais qu’on ne le vît pas. Il semble alors que l’espace entre nous et les nôtres devienne infranchissable : on se débat dans la solitude comme au centre d’un cristal. J’en venais à penser que ces gens étaient assez sages pour comprendre, ne pas intervenir et ne pas s’étonner. Cette hypothèse, si l’on y songe, pourrait peut-être expliquer Dieu. Mais, lorsqu’il s’agit des gens ordinaires, il est inutile de leur prêter de la sagesse ; il suffit de l’aveuglement.

Si vous pensez à ma vie familiale, que je vous ai décrite, vous devez comprendre que cette ambiance était morne comme un très long novembre. Il me semblait qu’une existence moins triste serait aussi plus pure ; je pensais, d’ailleurs, avec justesse, que rien ne pousse aux extravagances de l’instinct comme la régularité d’une vie trop raisonnable. Nous passâmes l’hiver à Presbourg. La santé d’une de mes sœurs rendait nécessaire le séjour dans une ville, et la proximité des médecins. Ma mère, qui faisait de son mieux pour contribuer à mon avenir, avait insisté pour que je prisse des leçons d’harmonie ; on disait autour de moi que j’avais fait de grands progrès. Il est certain que je travaillais comme travaillent ceux qui cherchent un refuge dans une occupation. Le musicien qui m’enseignait (c’était un homme assez médiocre, mais plein de bonne volonté) conseillait à ma mère de m’envoyer finir à l’étranger mon éducation musicale. Je savais que l’existence serait là-bas difficile ; pourtant, je désirais partir. Nous tenons par tant d’attaches aux lieux où nous avons vécu qu’il nous semble en les quittant plus facile de nous quitter.

Ma santé, qui s’était beaucoup raffermie, n’était plus un obstacle, seulement ma mère me trouvait trop jeune. Elle craignait peut-être les tentations où m’exposerait une vie plus libre ; elle se figurait, je suppose, que l’existence familiale m’en avait préservé. Beaucoup de parents sont ainsi. Elle comprenait bien qu’il m’était nécessaire de gagner un peu d’argent, mais elle pensait sans doute que je pouvais attendre. Je ne devinais pas, alors, le pathétique de son refus. J’ignorais qu’elle n’avait plus longtemps à vivre.

Un soir, à Presbourg, peu de temps après la mort de ma sœur, je rentrai plus désemparé qu’à l’ordinaire. J’avais beaucoup aimé ma sœur. Je ne prétends pas que sa mort m’affligea outre mesure ; j’étais trop tourmenté pour être très ému. La souffrance nous rend égoïstes, car elle nous absorbe tout entiers c’est plus tard, sous forme de souvenir, qu’elle nous enseigne la compassion. Je rentrai un peu moins tôt que je ne me l’étais promis ; mais je n’avais pas fixé d’heure à ma mère ; elle ne m’attendait donc pas. Je la trouvai, quand je poussai la porte, assise dans l’obscurité. Ma mère, dans les derniers temps de sa vie, se plaisait à demeurer sans rien faire, aux approches de la nuit. Il semblait qu’elle voulût s’habituer à l’inaction et aux ténèbres. Son visage, je suppose, prenait alors cette expression plus calme, plus sincère aussi, que nous avons lorsque nous sommes tout à fait seuls et qu’il fait complètement noir. J’entrai. Ma mère n’aimait pas qu’on la surprît ainsi. Elle me dit, comme pour s’excuser, que la lampe venait de s’éteindre, mais j’y posai les mains : le verre n’en était même pas tiède. Elle s’aperçut bien que j’avais quelque chose : nous sommes plus clairvoyants, quand il fait noir, parce que nos yeux ne nous trompent pas. En tâtonnant, je m’assis près d’elle. J’étais dans un état d’alanguissement un peu spécial, que je connaissais trop bien ; il me semblait qu’un aveu allait couler hors de moi, involontairement, à la façon des larmes. J’allais peut-être tout raconter quand la servante entra avec une autre lampe.