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Lorsque je la quitte, j’ai une tronche grosse comme la Maison de la Télé. Des gonzesses pareilles, j’aimerais mieux m’embourber un bûcheron des Vosges ou un patron pêcheur de Fécamp plutôt que d’y risquer ma livre sans os. Si l’occase se présente, faudra que je l’interviewe, Lambert. Au plan humain, ça doit être enrichissant de piger son problème.

Le Pasha Club n’ouvrant ses lourdes qu’à partir de 21 heures, je décide de faire un break et d’aller recoller au baptême d’Apollon-Jules, du moins à ce qui peut subsister encore de ses fastes. J’atteins le Goujon de la Marne, en fin d’après-midi. Un loufiat à la veste déboutonnée fait relâche devant l’établissement en fumant une cigarette.

— Le baptême Bérurier fonctionne encore ? lui demandé-je.

Il a une expression écœurée.

— Mouais, y a des restes.

J’avise la voiture des Béru sur le parking, cette rarissime traction avant quasi cinquantenaire, dont le pare-brise est en contreplaqué, les portières absentes ou maintenues par du fil de fer et les banquettes remplacées par des caisses recouvertes de coussins avachis.

Je grimpe dans la salle « particulière » où s’est perpétré le festin. Trois bruits de nature différente agressent mes tympans avant que je ne l’atteigne : des cris de bébé, des ronflements de vieillard, et une chanson à boire dont les paroles sont inaudibles du fait de son interprète.

J’entre !

O désolation !

Seul Rossellini aurait pu « inventer » la scène qui s’offre à moi.

La longue et large table jonchée de bouteilles vides, avec sa nappe naguère blanche, rouge maintenant par le beaujolais renversé, graisseuse, froissée, brûlée par des cigarettes insurveillées. Au centre, parrain Pinaud roupille, la joue dans une portion de gâteau au chocolat dont un brusque sommeil l’a privé. Apollon-Jules rampe sur le plancher, ou plutôt s’y agite avec des mouvements primaires de crabe sur le dos. Il a saisi (comment ?) un moignon de boudin qu’il tète comme s’il s’agissait du colossal sein maternel.

Assis à califourchon sur une chaise, Béru écluse au goulot la fin d’un flacon de marc. Il est beurré à ne plus se voir les mains. Et c’est peut-être heureux car sa dame, penchée sur la table et cramponnée à ladite, se laisse embroquer d’importance par un plongeur maghrébin, lequel procède par à-coups profonds, déterminés, fiers et dominateurs. Babel Oued Story ! Touche bien à mon pote ! C’est la Grande France, celle où ça « s’ajoute » comme dit si bien le cher Ivan Levaï dont je défends à Le Pen (à faire jouir) de porter la moindre atteinte !

Complètement imbibée également, la jeune maman finit par m’entrevoir à travers sa brume éthylique et me lance :

— V’vous rendez compte d’un culot, le service d’cette taule, Antoine ? Ça fait une heure qu’y se relayent dans mes miches, les uns les autres ! Des vrais mendigots : v’donnez l’petit doigt à l’un, l’restant viennent vous réclamer la moniche ! Sous prétesque qu’j’ai taillé une p’tite pipe en camarade au maît’ d’hôtel qu’était plutôt avenant, les voilà qui font la queue.

Le Nordaf continue sa séance d’aérobic (si j’ose dire sans qu’on me traite tout de suite de sale raciste). Il plonge avec méthode et discernement. Berthy se laisse faire, en grande bonté d’âme, anesthésiée qu’elle est par la picole.

— Et les autres convives ? m’inquiété-je.

— Partis ! La mère Pinaud a eu une remontée d’glaires après la tétine aux oignons et on l’a embarquée dans un taxi. Au fromage, y a eu un coup de turlu pour les Mathias, comm’ quoi les céréesses qui gardent leurs chiares déclaraient forfait, alors y sont filés. Après le repas, au moment du pousse-café, « marraine », vot’ môman, est rentrée av’c Toinet. C’est Marie-Marie et son fiancé qui l’a remmenée chez eux. Nous aut’ la Pine et le Gros, on est restés pour écluser le dernier. Mais j’voye qu’Apollon-Jules se traîne par terre, vous voulez-t-il bien l’rmett’ dans son couffin du temps qu’Mohamed me finit ? Mercille beaucoup. Prenez quéqu’chose, Antoine. Commandez ce vous voudriez, aujourd’hui, c’est jour de fête. Si j’vous dirais que j’sus un peu pompette, moi que je bois jamais ou presque !

Elle essaie de tourner son mufle en arrière et demande :

— Ça vient, Mohamed, quoi ou merde ! J’vais couler une bielle, moi, à force qu’on me râpe l’intimisme. Déjà le chef qu’arrivait pas à prend’ son foot, j’veux bien tout c’qu’on veut, mais faut pas abuser, mon grand ! D’autant qu’ça va êt’ l’heure d’la tétée pour mon bébé…

— Ça va s’arranger, m’dame, promet le plongeur en plongée.

Et il passe la vitesse supérieure.

Je considère ce lieu, ces gens, cet instant exceptionnel. Je me demande si cette conjugaison ne fournit pas une image parfaitement composée de « l’honneur ».

Un loufiat qui est déjà passé par Berthe se pointe, en bras de chemise.

— Vous prenez quelque chose ? s’informe-t-il.

— Oui, décidé-je : une omelette au lard et un coup de beaujolais car j’ai fait ballon.

Le serveur fait la moue.

— Y a plus que le taulier en cuisine, je vais voir s’il veut se mettre au piano.

Un bruit de source, soudain. C’est Alexandre-Benoît qui urine sans quitter sa chaise ni défaire sa braguette.

— Ce qu’il est blindé, mon homme, s’extasie Berthaga. J’lu en ai vu ramasser des sévères, mais une aussi pareillement carabinée, j’me rappelle plus. Notez qu’il a des escuses, hein ? C’t’enfant qu’on n’attendait plus, qu’on croilliait pas possible, et qu’est là, si beau, si ressemblant… Un cadeau du ciel, Antoine !

Elle se fout à chialer au moment précis où Mohamed se met à jouir, sobrement sans un cri, sans un soupir. Il reste un court instant immobile avant de prendre congé de son hôtesse, puis s’en dégage et s’essore la tête chercheuse avec la retombée de la nappe.

Mon omelette grésille. Je mange de bon appétit, en tentant de faire le point. Mes déplacements et visites récents me préoccupent. Cette fois, je suis entré dans l’affaire Lambert. Il y a presque toujours, au début d’une enquête, une période de flottement. On s’imprègne, tu comprends ? On renifle. Chaque affaire a une odeur, se peuple de gueules qu’on doit connaître. Il convient de la situer, géographiquement, socialement, humainement.

Le plongeur comblé s’esbigne. Quelqu’un toque à la lourde, et c’est le beau-père du patron, un vieux veuf en retraite qui bricole au jardin « pour s’occuper ». Il balbutie qu’il voudrait bien tremper un peu le biscuit, lui aussi. Ça fait huit ans qu’il macère dans la chasteté et, malgré ses soixante-quinze ans, elle lui monte un peu à la gorge. Madame voudrait-elle essayer de le démarrer un peu à la main ? Il est sûr de rien, mais il aimerait tenter l’expérience, juste pour vérifier où il en est.