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— Qu’en pensez-vous, Freddy ?

Et comme il rosit légèrement (tous les blonds sont comme ça), je m’empresse de le rassurer :

— Soyez sans inquiétude, ça restera entre nous. Mais il est important que j’aie votre opinion.

Le maître d’hôtel devient pensif.

— C’est un homme tranquille. Il lui arrive de venir avec des amis à lui, arabes également, et toujours des hommes ; pourtant, la plupart du temps, il est seul. Il aime la table et pardonnez-moi le terme, il s’empiffre. C’est un client également très large (là, il se marre) au propre comme au figuré. Malgré la loi coranique, il prend de l’alcool, en petite quantité toutefois.

— Après la bouffe, il va draguer dans la boîte ?

— Il n’en a jamais passé la porte. Je ne pense pas que les femmes l’intéressent. Les hommes non plus d’ailleurs, ajoute-t-il. Il fait un peu… comment appelle-t-on cela, pas eunuque mais…

— Castrat ?

— Voilà : castrat, c’est cela. Du reste, il possède une voix de femme qui détonne dans cet énorme corps.

— Vous le classeriez dans les méchants ou les gentils, Freddy ?

— Oh ! les gentils, ça ne fait pas de doute ; et même parmi les gentils qui inspirent la pitié. Sa solitude et sa boulimie ont quelque chose de pathétique.

— Au cours de la soirée, vous n’avez rien remarqué d’anormal à sa table, non plus qu’à la table des Lambert ?

Le grand blond avec deux chaussettes noires paraît surpris par ma question. Il me regarde, puis contemple la salle comme pour chercher des ombres aux tables qu’occupaient les gens que j’évoque.

— Franchement non, monsieur le commissaire.

— Pas le moindre incident à signaler ?

— Aucun.

— Eh bien, je vous remercie. Vous m’avez l’air d’un type très bien, Freddy.

— Merci de cette appréciation, monsieur le commissaire. Vous n’avez plus besoin de moi ?

— Non.

Il s’incline à nouveau et s’en va.

Je bois une nouvelle gorgée de champ’. Tiens, mon godet est naze. Comme je déteste me montrer chien, je commande une autre coupe, pas me tailler comme un malpropre. Qu’alors un brouhaha retentit dans l’escadrin. Une voix forte et grumeleuse hurle :

— Si tu comptes que vous m’empêchez d’descend’, moi, mon fils et ma femme, ’spèce de morpion, tu t’goures ! Un nouveau-né en nécessité, qu’est plein d’merde jusqu’aux oreilles, j’voudrais voir !

— Mais, monsieur, c’est un club privé ! Vous n’êtes pas habillé ! Et on ne reçoit pas les enfants, c’est impossible !

— Pas habillé, moi ! Non, mais on croye rêver ! Un costard sur mesure en prov’nance de chez « L’homme élégant Bastille ». Tire-toi d’mon chemin ou j’t’émiette, crevard !

Un bruit sourd, un autre, à rebondissement et le beau Valentino en smok de l’entrée déboule dans la salle les quatre fers en l’air et le nœud pap’ sur le sommet de la tronche (joyeuses Pâques !).

On s’empresse pour l’aider à se relever. Mais, souverain, écartant la valetaille, Sa Majesté Alexandre-Benoît Premier, père du prince Apollon-Jules, débouche dans cette salle huppée, chiffonné, congestionné, violacé, taché de partout.

Freddy court s’interposer. Le Mastar brandit sa carte de police en aboyant :

— Ta gueule, esclave ! Non-assistance à bébé en danger de merde, ça pourrait vous coûter chaud, à tous.

Il se tourne vers les marches.

— Viens, ma Berthy, viens, ma colombe, et laisse-moi pas tomber c’te petite fleur, surtout ! Tiens, va t’mett’ à cette tab’ là-bas, près de celle à Tonio. T’seras nickel pour langer l’bijou. Faudrait qu’t’aurais dû prend’ davantage d’couches, mais ces messieurs t’prêteront des serviett’ de tab’ pour remplacer. Allons, les mecs, grouillellez-vous ! Et pis apportez une bassine d’eau tiède qu’on dépommade c’t’enfant Jésus.

Il s’avance vers les convives attablés, sidérés par une telle intrusion.

— Faites z’escuses, braves gens, mais quand ça urge, ça urge, n’s’pas ? Continuez d’claper sans vous préoccuper, c’s’ra l’affaire d’un instant bien qu’maâme Bérurier ici présente soye novice du fait qu’c’est son premier bambino. Au quinzième elle aura pris l’tour d’main.

Il éclate de rire, s’approche de moi.

— Toi, alors, c’est la vie d’château, mec. Môssieur se nettoye les dents du fond au kir royal, du temps qu’mon héritier glaglate dans sa tire ! Faut êt’ décontracte, bravo ! On voye qu’t’es pas père. La fibrane paternelle, tézigue, connais pas ! Un jour, tu comprendras. Garçon ! Trois kirs royals, c’est baptême, j’arrose !

Ça conciliabule vachement dans les troupes du Pasha Club. Ils téléphoneraient bien à Police-Secours pour une évacuation rapide des squatters, mais comme ceux-ci sont eux-mêmes de la Rousse, ça les retient, les pauvres ! Et puis le patron qu’est à sa campagne pour le ouiquende, merde ! Bon, ils vont laisser passer la tornade ; tant pis pour les clilles. Tout le monde le sait qu’on vit une époque difficile, pleine de risques et d’imprévus. Ce couple folklorique et ce poussah braillard ne sont pas tellement dangereux, bien que le père ait la bourrade facile !

Alors, soit : trois kirs ! Plus la bassine et les serviettes. Apollon-Jules ferme sa grande gueule, biscotte la musique d’ambiance qui doit le calmer, quelque part. Ils commencent à rire sous cape, les loufiats. Moi, je file un gros talbin de deux cents pions dans la paluchette à Freddy, manière de calmer le jeu.

Trois mots pour expliquer : baptême, une nature cet ancien ministre. Freddy enfouille, comprend.

— Monsieur le commissaire, vous m’avez parlé d’incidents au cours de la soirée de jeudi. Ce que je vais vous dire n’en constitue pas un, c’est un détail, un simple détail…

— Vas-y : je suis preneur ; dans mon job, c’est avec les petits détails qu’on bâtit les grandes vérités.

Curieux comme ça leur revient en fin de parcours, aux uns et z’autres ! Pas dans la foulée. Ils doivent ruminer un moment avant de pouvoir dégorger.

— L’autre soir, M. Kazaldi a fait appeler son chauffeur.

— Ici ?

— Il l’a envoyé chercher : lui a dit quelques mots et le gars s’est retiré. Ça n’a duré qu’un instant. Vous voyez que c’est sans importance.

— Il est coutumier du fait ?

— Non, c’était la première fois.

— Dites-moi, Freddy, puisque le Pasha est un club privé, vous avez nécessairement la liste de ses membres avec leurs adresses ; je voudrais celle de M. Kazaldi.

LE NUAGE

Alice regardait le ciel à travers les motifs de fer forgé scellés devant la fenêtre. Elle vit un nuage rose, tout seul dans le bleu, pareil à ceux qu’on trouve sur les dessins d’enfants. Au bout d’un instant, elle eut la sensation délectable d’être étendue sur ce nuage et de flotter, loin au-dessus de la vie, dans des régions heureuses.

L’appartement qu’elle occupait était un nuage. Un nuage rose.

TCHLAOFF !

Les garçons cérémonieux du Pasha Club sont très captivés par la leçon de puériculture que leur donne Berthe Bérurier. Ils font cercle autour de la table, admirant la dextérité de la jeune maman occupée à langer le chérubin.

Elle, très calme, maîtresse d’elle-même (et de qui le lui demande), assortit sa démonstration de commentaires :

— C’est un tour d’main à prendre, voiliez-vous. C’qui m’a beaucoup aidée c’est que, depuis lulure, mon espécialité enculinaire, c’est le pâté d’campagne enveloppé dans d’la crépine. V’s’imaginez que l’cul du bébé, c’est l’pâté. Vous disposez l’lange d’la façon ci-jointe, en triangle d’manière que ça fasse trois angles comme dans certains triangles quand y sont bien triangulaires. Vous passez l’angle du milieu ent’les jambes, en l’aplatissant bien, pas lui pincer les roupettes, ensuite…