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— M. Kazaldi ? je m’enquiers-je.

— Au douzième, mais il n’est pas chez lui : il est parti hier pour sa propriété de Marrakech.

Je déconviens un brin, n’en montre rien à cette personne de la haute, promue cerbère par dérogation spéciale, et demande :

— Il a du personnel à son appartement, je suppose ?

— Son valet de chambre, voui.

— En ce cas, je m’en contenterai.

— Vous parlez l’arabe ? s’inquiète mon électrocutrice avec du doute dans la voix et davantage encore dans le regard.

— Je sais dire zob et barka, oui, pourquoi ?

— Parce que le domestique ne parle pas un mot de français.

— Ça ne fait rien, j’ai le geste éloquent.

Et j’enquille l’ascenseur. La cage d’acier est si rapide qu’un violeur n’aurait pas le temps de sauter une douairière pendant le voyage, quand bien même il ferait de l’éjaculation précoce et qu’elle aurait le pot comme une entrée de métro. Le temps de se dire : je vais compter jusqu’à douze, et, dès le milieu de la phrase te voilà rendu comme du thon avarié.

Un appartement par étage, c’est de la toute belle crèche. Je sonne. Au bout d’un lapsus de temps infime, je devine un œil derrière le judas. Je regarde le bitougnet cyclope droit dans son reflet central et lui adresse un clin d’œil complice. Tu peux être certain que c’est magique. Le gusman qui t’observe n’a pas le temps de penser qu’il t’est impossible à toi de le voir. Il accepte le prodige, se croit regardé et t’ouvre.

Je me trouve face à un type pour film de James Bond (où d’ailleurs je crois bien l’avoir aperçu). Il mesure près de deux mètres, doit peser un quintal et demi, et a la boule rasée triple zéro, le teint gris, les paupières lourdes et une cicatrice d’un blanc immaculé qui serpente de son oreille au coin de sa bouche en faisant un détour par la jugulaire.

Je le salue gravement, d’un hochement de tête componctuel. D’instinct, je me mets à balancer en anglais.

— Puis-je m’entretenir avec vous un instant ?

Le gars murmure, dans la langue d’Elizabeth two :

— M. Kazaldi n’est pas là.

Ouf ! Je savais qu’il jactait le rosbif, ce tas de viande. Doit être saoudien, ou venir d’un émirat quelconque, à l’est d’Aden.

— Je sais, c’est pourquoi j’aimerais vous parler A VOUS.

— C’est de la part ?

Je lui montre ma brème.

— Police. J’appartiens au service des Etrangers et j’ai besoin de quelques renseignements.

Il s’efface pour me faire pénétrer dans un appartement immense comme le planétarium de New York, tout en vitres et en acier chromé, meublé mi-design, mi-oriental. Le salon, avec sa moquette verte, pourrait servir de terrain de foot si l’on en dégageait les sofas, poufs et autres tables basses pour les remplacer par des filets.

— Pour commencer, je vous serais reconnaissant de me montrer votre passeport, dis-je.

Le gorille (il est en training vert et blanc) quitte la pièce. J’éprouve un vague malaise dans cet univers si peu conforme au mien. Tout m’y est étranger : l’agencement, les odeurs, cette vie organisée à ras de terre… Dis-moi, Eloi, j’envoie pas le bouchon un peu loin en venant renifler chez ce richissime Arbi simplement parce qu’il a fortement louché sur la petite Alice le soir de sa disparition ? Si je me mets à enquêter sur tous les matous qui ont admiré cette ravissante fille, je vais me payer l’enquête du siècle !

L’esclave d’Aladin revient, non pas avec la lampe merveilleuse, mais avec un passeport verdâtre qu’il me présente sans un mot.

Bien sûr, il commence par la fin. Là-dessus, c’est écrit en double rubrique — arabe et anglais. Mon loustic se nomme Karim Harien, né et habitant « San’A », capitale du Yémen.

Le premier mec que je rencontre en provenance de San’A. Marrant, non ?

J’ai sorti mon calepin de flic et je note son état civil, avec une application de fonctionnaire minutieux. Quand c’est fait, je rends le document à King Kong.

— Vous séjournez en France depuis quand ?

— Deux mois.

— Permis de séjour ?

Il secoue négativement la tête :

— Je n’habite pas. J’accompagne mon maître.

— Vous ne l’accompagnez pas puisqu’il est à Marrakech et vous ici.

— Il va revenir.

— Quand ?

Il hausse les épaules.

— Mon maître ne dit pas.

Son maître ! Dis, ça reste vachetement médiéval, le Yémen.

— Il habite ici ?

— Non, c’est juste un pied-à-terre.

Je vois ! Et il doit avoir le même à Londres, à New York, au Caire et dans bien d’autres capitales.

— Il a des femmes, M. Kazaldi ?

— Non.

— Des amies ?

— Non.

— Il vit complètement seul ?

— Avec ses gens, oui.

« Mon maître », « ses gens » ! On folâtre en plein Moyen Age, je te dis !

L’homme attend, sans marquer d’impatience. Fataliste. Je peux le questionner jusqu’à la Saint-Trouduc (ton saint patron), il conservera ce même détachement soumis et répondra à toutes mes questions sans pour autant éclairer ma lanterne.

Je parcours des yeux ce luxueux appartement sans âme. Anonyme comme le salon d’attente d’un dispensaire. C’est quoi, la vie de M. Kazaldi, en dehors des affaires ? La bouffe ? S’il n’a pas de femmes c’est qu’il ne les aime pas, pourquoi alors fixait-il Alice Lambert au Pasha Club avec une acuité qui a attiré l’attention de Maryse Marate ?

— Comment s’appelle la résidence de votre maître à Marrakech ?

— « L’Orangeraie. »

Ignorant le français, il écorche le mot, le prononce avec un épouvantable accent. Je dois le lui faire répéter à plusieurs reprises pour le comprendre.

Et alors, un truc me biche, qui n’a rien à voir avec l’instant que je suis en train de vivre. Je me dis : « Qu’est devenu Pinaud ? » Comme ça, tout culment.

Il est tellement furtif, le Débris, tellement peu, tellement moins que rien qu’on ne s’aperçoit pratiquement pas de sa présence et donc, a fortiori, de son absence. Hier, au cours de mes pérégrinations au Pasha, puis à la Rousse, il roupillait dans la guinde. Or, il ne s’y trouvait plus en arrivant chez moi à Saint-Cloud. Je suppose qu’il se sera réveillé pendant l’une de ses haltes et qu’il aura pris le chemin du bercail ?

Le gorille de San’A me considère d’un air impénétrable, mais je devine sa surprise. Je fais un drôle de fonctionnaire décidément. Je lui demande son passeport, lui pose deux questions sur son patron, pardon : sur son maître, et je pars à rêvasser comme si j’étais alangui sur du sable, au soleil.

— Très bien, merci. Ce sera tout.

Bon, pour lui, c’est comme je veux. Il se dit que ces Occidentaux sont en voie de disparition et que c’est une bonne chose car ils occupent de plus en plus mal l’espace vital qui leur est imparti. Une civilisation s’éteint, d’autres se développent ; ça ne changera jamais le volume du globe terrestre, ni sa vitesse de rotation.

— M. Kazaldi également est de San’A ? questionné-je, tout en me dirigeant vers la sortie.

— Yes, sir.

— Et il habite Marrakech ?

— Aussi.

— Il habite partout, n’est-ce pas ? Dans tous les endroits où il y a une place boursière et des bureaux d’import-export ; plus dans quelques autres où il fait beau, histoire de se remettre des premiers. Au fait, vous me permettez de téléphoner ?

Sans attendre son acquiescement, je m’approche d’un appareil ultra-sophistiqué posé sur une table basse à marqueterie d’ivoire. Une fois de plus, je compose le numéro des écoutes, me fais connaître. Le larbin ne comprenant pas le français, j’y vais franco :