Il insurge (s’).
— Tu voudrais pas que je vais me pieuter en ayant paumé mon chiare, mec !
— Tu dois prendre des forces ! Et moi aussi. Nous en aurons besoin demain.
Démantelé, il se résigne.
Je viens de faire une monstre connerie ; mais ces choses-là, c’est seulement par la suite que tu t’en aperçois.
Le ronfleur du téléphone retentit. En fond sonore, je perçois un ramage d’oiseau. Ça gazouille outrageusement dans les jardins de la Mamounia.
Le bigophe insiste. Je m’arrache des vapes tant mal que bien. Je me dis : « Un chacal, des shakos ». Et puis, l’Himalaya en caleçon de bain me tombe sur la théière : Apollon-Jules !
Misère ! Horreur ! La réalité en cendres ! Pouâh !
Je tâtonne pour dégoupiller la grenade du téléphone.
La voix anonyme d’une standardiste m’annonce :
— On vous appelle de l’étranger, monsieur.
— Merci, que j’réponds.
Branchement. Une voix douce, sucrée, un brin zozotante m’investit la trompe droite.
— Commissaire ?
— Lui-même.
— Kazaldi.
Poum !
— Je ne reconnaissais pas votre voix, je dis-je.
— Parce que j’ai le nez cassé et la bouche fendue, probablement.
— Oui, c’est sûrement pour ça, conviens-je. On m’annonçait un appel de l’étranger ; où êtes-vous donc ?
— Marbella, Espagne.
Je me sens un peu mieux. S’il a traversé le détroit de Gibraltar, c’est qu’il renonce à porter plainte contre nous.
— Vous vous déplacez rapidement pour un type qui pèse deux tonnes.
Un silence, sa respiration oppressée d’obèse me file une bourrasque dans la portugaise. C’est pénible comme le bruit d’un appareil rendant compte du comportement cardiaque d’un malade dans le coma.
— Vous avez des méthodes assez singulières, pour un policier, reprend Kazaldi.
— Les vôtres le sont davantage encore pour un homme d’affaires.
— Cependant, passe outre mon interlocuteur (je dis « passe outre et non outrepasse »), il y a des lacunes dans votre formation policière.
— C’est possible.
— Non, c’est certain. Cette nuit, le bébé de votre compagnon a disparu devant ma maison. Vous vous êtes alors précipités comme deux sauvages chez moi pour molester tout le monde et ruiner mon intérieur. En revenant à moi, j’ai cru avoir été victime d’un séisme.
— Un père dont on a kidnappé l’enfant est capable de tout !
— Vous vous êtes montrés bien impulsifs en venant chez moi chercher ce marmot.
— On ne prête qu’aux riches, monsieur Kazaldi.
— Il suffisait d’aller au poste de police le plus proche.
Là, je renâcle.
— Expliquez-vous !
— L’enfant hurlait dans la voiture. Des policiers qui faisaient leur ronde l’ont entendu. Comme ma voiture défoncée se trouvait près de l’autre, ils ont pensé qu’à la suite d’un accident on avait évacué les blessés en abandonnant l’enfant par mégarde ; alors ils l’ont pris et conduit à la maternité.
Je respire. Dieu soit loué ! Et moi, triple con, qui ai refusé à Béru d’aller chez nos collègues marocains ! Là se trouvait la clé du problème. Donc, tout est bien qui finit bien.
— Merci du renseignement, monsieur Kazaldi, et pardon pour… pour le dérangement qu’on vous a causé cette nuit.
— Vous appelez cela du « dérangement » ?
Il a un rire légèrement sarcastique sur les bords et le pourtour.
Puis il reprend :
— Pensez-vous, monsieur le commissaire, que je vous appelle simplement pour vous informer de cette chose ?
— Une grosse carcasse peut cacher une grande âme, laissé-je tomber.
— Des personnes « à moi » sont allées récupérer le bébé à la maternité.
Un froid hideux me dévale dans les jambes. J’ai des bottes de glace, et elles sont pas à ma pointure.
— Les responsables de l’établissement le leur ont remis sans autres formalités ?
— Oui, car elles étaient accompagnées d’un faux policier.
— Vous êtes un technicien du rapt, si je comprends bien ?
— J’atteins toujours les objectifs que je me suis fixés.
— Quel est celui du moment ?
— Je veux avoir une entrevue avec Lambert, sa fille et vous.
— Dans quel but ?
— Vous le verrez bien. Cette rencontre ne devra pas avoir lieu en France, mais en terrain neutre, et je vous propose l’Espagne puisque je m’y trouve. A l’issue de celle-ci, vous récupérerez l’abominable enfant de votre non moins abominable ami.
— Alice Lambert ne peut se déplacer, elle est dans une maison de repos.
— Dont elle n’a nul besoin car elle se porte bien et ne demande qu’à être heureuse avec moi.
Je m’étrangle.
— Heureuse avec vous ! Non mais, dites donc, Kazaldi, avez-vous eu la curiosité de vous regarder dans une glace ?
— Hélas oui, et Alice aussi m’a regardé, cela ne l’a pas empêchée de répondre à mon amour. Désormais, elle et moi, c’est pour toujours, commissaire. Pour toujours !
— Vous lui avez fait avaler quelque saloperie qui agit sur son psychisme !
— Un philtre d’amour ? plaisante Kazaldi. Vous vous croyez dans un conte oriental ! Pensez-vous vraiment que mon poids neutralise mon charme ?
— Albert Cohen affirmait que deux incisives manquantes pouvaient détruire une passion, dis-je.
— Peut-être, mais cinquante kilos de surcharge pondérale ne nuisent pas fatalement à son développement. Les femmes sont sublimes, mon cher, car avec elles, il n’existe jamais de critère : tout est possible.
— Bon, ça c’est la partie philosophique de notre entretien, tranché-je, passons au côté pratique : vous détenez l’enfant de mon ami et le garderez jusqu’à l’obtention du rendez-vous en question, si j’ai bien compris ?
— Voilà la situation admirablement résumée.
— Vous savez que je suis assermenté et que vous allez bien vite vous retrouver avec toutes les polices d’Europe à votre gros cul ? De plus, mon collègue Bérurier est un fauve. Si vous ne lui rendez pas son chiare immédiatement il vous tuera.
— Un homme prévenu en vaut deux ! riposte Kazaldi.
Son rire douceâtre retentit.
— Vous venez de me prouver que les moyens extra-légaux ne vous font pas peur, monsieur San-Antonio. Alors, jouons cartes sur table au lieu de finasser. Je me sers de la monnaie d’échange dont je dispose. Et surtout n’essayez pas de récupérer le gosse : il est en lieu sûr ; de plus, ne mêlez pas vos confrères marocains ou espagnols à cette douloureuse affaire, ils ne feraient que la compliquer. Vous avez de quoi écrire ? Alors, voici mon téléphone ici.
Ce culot ! Cette maîtrise ! Cet aplomb ! Comme un glandu, je note sous sa dictée.
— C’est fait ?
— C’est fait.
— Ne tardez pas trop, j’ai hâte que nous en ayons terminé.
Non mais, il me commande, ce bloc de saindoux ! Me prend pour son cireur de lattes !
On est terribles, les hommes. C’est fou comme il nous vient des bouffées meurtrières par instants. Et chaque fois, c’est commandé par l’orgueil exacerbé, tu remarqueras. On se prend pour quelqu’un.
Et peut-être qu’on l’est, après tout ?
ET RRRAN !
Pas commode, la Bérurière. Faut la voir égosiller. Et l’entendre, donc ! Une marchande de poissons à la criée ! Violine, les peignes et les barrettes tremblotants au bout des mèches défaites, elle en casse des paquets, l’Ogresse. Comme quoi c’est un monde de ne pas pouvoir tourner le dos cinq minutes sans que son gros con moule le domicile conjugal ! Et qu’il a emporté le bébé, en suce ! Et où est-il été, je vous demande, Santonio ? Répondez-moi franchement si vous oseriez ! Soiliez un homme, dites-moi tout ! Il s’est taillé av’c une gourgandine, n’est-ce pas ? Une roulure pêchée dans un bistrot d’nuit ! Qui sait : en compagnie d’une vraie pute, p’t’êt’ ? La voie libre, lui il fonce par la brèche ! Il aurait laissé le mouflet à la concierge, soite, bon vent ! Qu’il aille se faire reluire ailleurs, le porc. Mais c’vice d’embarquer Apollon-Jules avec sa pétasse ! Que si ça se trouve, y le lui donne à langer, entre deux coups de bite, tel qu’j’l’connais ! V’v’lez-t-il parier, Tantonio ? Ce pauv’ bébé qu’ouv’ ses châsses innocentes sur les pires z’hideurs, elle voit ça d’ici ! Son père en train d’se faire turluter le braque pendant qu’il s’enquille son biberon, l’pauvret. Et quand elle cause du biberon, ell’ le connaît, Alexandre-Benoît : prêt à l’arracher de la bouche au bébé pour l’finir, l’monstre ! Goinfre au point qu’vous savez, Santonio !