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Un mois se passa, sans qu'on parlât de cette affaire; mes gens étaient toujours dans l'hôtel où j'étais descendu, et s'y tenaient, par mes ordres, renfermés sous le plus grand mystère. Enfin, le commandant de la ville parut… «Rien ne transpire, me dit-il; j'ai fait inhumer M. de Sainval le plus secrètement que j'ai pu: c'est par un avis détourné que j'ai fait part de sa mort à son père sans lui expliquer la cause qui l'a fait descendre au tombeau… J'ai serré les papiers trouvés sur lui; ils ne paroîtront pas, que je n'y sois contraint… Voilà tous les services que j'ai pu vous rendre… je les continuerai… Sortez cette nuit sans éclat, et de cette prison et de la ville… Vos gens, votre chaise et un passe-port vous attendent à la première poste qui est sur la route de Genève… Rendez-vous à cette poste à pied et sans bruit; passez de-là en Suisse ou en Savoie, et si vous m'en croyez, restez-y caché jusqu'à ce que vos amis vous aient mandé de Paris, quelle tournure a pris votre affaire. Il ne me reste plus que ma bourse à vous offrir: usez-en comme de la vôtre…» Oh! Monsieur, répondis-je en me jetant dans les bras de ce chef respectable, et refusant cette dernière offre, par où ai-je pu mériter tant de bontés?… Quel motif vous engage ainsi à servir l'infortune?… «Mon coeur, me répondit M. de -, il fut toujours l'asyle des malheureux, et toujours l'ami de ceux qui vous ressemblent.»

Vous jugez de ma reconnaissance, Aline, je ne vous la peindrais que faiblement; j'embrasse les deux fideles amis que mon heureuse étoile vient de me faire rencontrer; je gagne, au plus vite, le rendez-vous qui m'est indiqué; j'y trouve mes gens; je m'élance en larmes dans ma voiture; je laisse à mon valet-de-chambre le soin de tout; je lui nomme Genève, nous volons, et je m'anéantis dans mes pensées.

Vous imaginez, sans doute, aisément combien cette malheureuse affaire, quelque bonne tournure qu'elle prit, nuisait cependant à ma fortune; il me devenait impossible d'aller prendre connaissance de mon bien, impossible de me rendre à l'expiration de mon congé, plus impossible encore de publier les motifs de ma fuite, de peur de faire éclater ce qui m'y contraignait. Les gens d'affaires allaient dévaster mon bien; le ministre allait nommer à mon emploi: ces deux cruelles infortunes étaient pourtant les moins terribles que je dusse craindre; car si je reparaissais, malgré tout cela, quel sort affreux pouvait m'attendre?

Mon premier soin, en arrivant à Genève, fut d'écrire à Déterville, le seul ami réel que je possédasse. Sa réponse quadrait on ne saurait mieux avec les conseils de M. de -. Rien ne transpirait, disait-il; mais on était dans un instant de rigueur sur les duels, et dussé-je tout perdre, il valait mille fois mieux pour moi m'exposer à ce sort, que de risquer une prison peut-être perpétuelle, en reparaissant avant qu'il ne fût bien sûr qu'il n'y eût aucun danger.

Cet avis me paraissait trop sage pour ne pas être suivi; et je priai Déterville de m'écrire régulièrement tous les mois à Genève, d'où je ne me proposai point de sortir, n'ayant pas assez de fonds pour voyager. Je renvoyai une partie de mes gens, après leur avoir fait promettre le secret, et j'attendis en paix ce qu'il plairait au ciel de décider pour moi. Ce fut pendant ce cruel désoeuvrement que le goût de la littérature et des arts vint remplacer dans mon âme cette frivolité, cette fougue impétueuse qui m'entraînait auparavant, dans des plaisirs, et bien moins doux, et bien plus dangereux. Rousseau vivait je fus le voir, il avait connu ma famille, il me reçut avec cette aménité, cette honnêteté franche, compagnes inséparables du génie et des talens supérieurs; il loua, il encouragea le projet qu'il me vit former de renoncer à tout pour me livrer totalement à l'étude des lettres et de la philosophie, il y guida mes jeunes ans, et m'apprit à séparer la véritable vertu des systèmes odieux sous lesquels on l'étouffe… «Mon ami, me disait-il un jour, dès que les rayons de la vertu éclairèrent les hommes, trop éblouis de leur éclat, ils opposèrent à ses flots lumineux les préjugés de la superstition, il ne lui resta plus de sanctuaire que le fond du coeur de l'honnête homme. Déteste le vice, sois juste, aime tes semblables, éclaire-les, tu la sentiras doucement reposer dans ton âme, et te consoler chaque jour de l'orgueil du riche et de la stupidité du despote.»

Ce fut dans la conversation de ce philosophe profond, de cet ami véritable de la nature et des hommes, que je puisai cette passion dominante qui m'a depuis toujours entraîné vers la littérature et les arts, et qui me les fait aujourd'hui préférer à tous les autres plaisirs de la vie, excepté celui d'adorer mon Aline. Eh! qui pourrait renoncer à ce plaisir dès qu'il le connaît; celui qui peut fixer ses regards sur elle sans frissonner du trouble de l'amour, ne mérite plus la qualité d'homme; il la déshonore et l'avilit dès qu'il n'est plus sensible à de tels charmes.

Les lettres de Déterville étaient cependant toujours à-peu-près les mêmes; rien ne transpirait, mais mon absence étonnait tout le monde, et beaucoup de gens se permettaient d'en raisonner d'une manière aussi fausse que pleine de calomnie; mon ami savait que le trouble s'était mis dans mes biens, il était presque sûr que ma compagnie allait être donnée, et malgré tout cela il m'exhortait vivement à ne pas sortir de mon asyle. Enfin ce dernier malheur arriva, j'écrivis pour le prévenir, je prétextai un voyage indispensable chez l'étranger, une succession essentielle à recueillir, toutes mes ressources furent vaines, et le ministre nomma à mon emploi.

Voilà, ma chère Aline, voilà les cruelles raisons qui motivent le reproche peu mérité que me fait votre père, reproche d'autant plus injuste, qu'il ignore les raisons qui me contraignent à le recevoir. Entre-t-il dans ce malheur quelque chose qui puisse me faire perdre votre estime, ou qui puisse m'aliéner la sienne? J'ose en douter.

Deux ans d'exil volontaire s'étant écoulés, je crus pouvoir me rapprocher de mes biens, je partis pour le Languedoc; mais que trouvai-je, hélas! Des maisons démolies; des droits usurpés; des terres incultes; des fermes sans régisseurs, et par-tout du désordre, de la misère et du délabrement. Deux mille écus de rente, furent tout ce qu'il me fut possible de recueillir des quatre fonds qui valaient jadis plus de cinquante mille livres annuels. Il fallut bien se contenter, et hasarder de reparaître enfin. Je l'ai fait sans aucun risque, et il devient chaque jour plus que probable; que je ne serai jamais poursuivi pour ce duel. Mais cette catastrophe affreuse n'en sera pas moins toute ma vie gravée en traits de sang dans mon coeur. Mon emploi n'en est pas moins donné, mes biens n'en sont pas moins dévastés… tous mes amis n'en sont pas moins perdus… Malheureux que je suis! est-ce donc après tant de revers que j'ose prétendre à la divinité que j'adore?… Aline, oubliez-moi… abandonnez-moi… méprisez-moi… ne voyez plus dans votre amant, qu'un téméraire indigne des voeux qu'il ose former. Mais si vous me tendez une main secourable, si vous accordez quelque retour au sentiment dont je brûle pour vous, ne jugez pas mon coeur sur les travers de ma jeunesse; et ne redoutez pas l'inconstance où vous avez allumé les feux de l'amour. Il est aussi impossible de cesser de vous aimer, qu'il l'est de se défendre de vous; mon âme uniquement modifiée par les impressions de vos traits ne peut plus se soustraire à leur empire, et l'on m'arracherait plutôt mille fois la vie qu'on ne détruirait mon amour. J'attends mon arrêt et mon pardon. Aline, Aline, j'attends tout de votre pitié.

LETTRE SIXIÈME.

Aline à Valcour.

Ce 15 Juin.

O mon ami! combien vos aveux me touchent! Que votre constance m'est chère!… Moi, vous abandonner… vous délaisser, cruel!… Ah! plus vous avez été malheureux, plus mon âme se livre au plaisir de vous aimer! C'est moi, mon ami, c'est moi que le ciel choisit pour adoucir vos maux; c'est par ma main qu'ils seront tous calmés… Ah! Valcour! combien vous me devenez cher depuis que je connais votre infortune… Ce n'est pas que vous n'ayez quelques torts… mais vous les sentez trop vivement, pour que je doive vous les reprocher. Vous avez été faible… vous avez été inconstant, peut-être même séducteur; mais vous avez été courageux et noble, tous ces revers vous ont plongé dans un abyme dont ma tendresse et les soins de ma mère veulent absolument vous retirer… Non, je ne suis pas jalouse d'Adélaïde, je la plains de toute mon âme, elle intéresse bien vivement mon coeur. Mais je ne crains plus qu'elle règne dans le vôtre, et je suis assez glorieuse, pour être sûre de l'occuper tout entier.

Votre lettre a fait pleurer ma mère… Elle vous embrasse… elle est bien aise de savoir ce qui vous regarde… Et sans vous compromettre en rien, elle aura du moins, dit-elle, des armes pour vous défendre; soyez bien sûr qu'elle en usera.

Je ne vous écris qu'un mot. Nous partons, écrivez-nous dès les premiers jours du mois prochain.

Vous ferez vos lettres de manière à ce qu'elles puissent se lire haut. Sans vous interdire pourtant la liberté d'y insérer de tems-en-tems un petit billet pour moi, et dans lequel vous ne m'entretiendrez que du sentiment qui nous flatte; ma mère qui connaî*t vos vues, et qui les approuve, me remettra ces billets fidèlement. Si vous avez quelque chose de plus secret à me dire, vous l'adresserez à Julie, cette fille qui me sert depuis son enfance, vous aime, dit-elle, comme si vous deviez devenir son maître un jour. Cela serait-il possible, mon ami? Je ne sais, mais j'ai des pressentimens qui quelquefois me consolent par leur illusion délicieuse, des chagrins de la réalité.