Il approche ses deux ventouses de mon oreille.
— Tu veux que je te dise, l’Empereur ? Eh bien ! j’en sais foutre rien !
— Qu’est-ce qui t’a pris, avec cette bagnole ?
— Une inspiration, comme en a mon empereur bien-aimé. Je me suis dit : « Personne n’a vu ensemble Tabriz, Scheunburger et Elsa Braker, bien qu’ils fussent en même temps au relais-château. Et si le couple avait quelque chose d’important, quelque chose de capital à remettre à Tabriz ? Quelque chose qui serait planqué dans la bagnole des deux tueurs et que le marchand de tapis n’aurait eu qu’à prendre ?
— Ton « quelque chose », ils avaient besoin d’aller à trente kilomètres de Paris pour se le passer ?
— Suppose que l’une des deux parties soit en état d’alerte, pour une raison qui nous échappe encore ? Suppose que ces gens redoutent d’être surveillés ?
— Admettons. En ce cas, Tabriz a dû récupérer comme prévu le « quelque chose ».
— Il y a renoncé.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il a flairé, voire carrément découvert la présence des hommes d’Honnissoit. Ce type était un fennec, il a éventé la planque des lardus et a préféré s’écraser.
Le raisonnement de Jérémie me semble soudain d’une évidence fondamentale. Ce qui me convainc surtout, c’est la manière dont la situation a basculé, au Palais du Tapis quand mon ami a abordé l’histoire de la BMW.
— À quel trafic pouvait-il se livrer ?
— Trafic n’est pas le mot que j’emploierais, me répond le Noirpiot. Un trafiquant ne se donne pas la mort quand il va être serré.
— Tu t’acheminerais plus volontiers vers des questions d’espionnage ?
— Pas toi ?
— Peut-être. Dis donc, dans quel état vous l’avez mise, cette tire ! Ça va être un chouette puzzle à remonter !
Les mécaniciens en salopette viennent de déposer le réservoir d’essence. Ils le vident dans un baquet, l’agitent… Rien. Pas de double fond, de soudures bizarres.
L’un deux sort un mouchoir qui a servi d’essuie-jauge et s’éponge.
— Une vraie vérole ! monsieur le directeur, dit-il. Si au moins nous avions quelque idée de ce que nous cherchons !
— L’essentiel, c’est que vous le trouviez ! riposté-je.
J’ai de la chance d’être « l’empereur », sinon il me virgulait son chiftir huileux dans la poire !
Bérurier qui, très exceptionnellement, n’a pas encore moufté, m’apostrophe :
— J’ voye pas c’ qu’on n’a pas r’gardé, dit-il. Toive qu’as l’œil neuf, Sana, tu d’vrais matouzer c’ turbin. Des fois qu’un bigntz quéconqu’ nous aurerait échappé ?
J’accepte et me mets à tourner lentement autour de l’épave. Ils ont poussé le jeu très loin, les gars ! Les pare-chocs forment un fagot de chromes sur le sol cimenté. Les cinq boudins ont été débarrassés de leurs enjoliveurs et de leurs pneumatiques, la moquette ou le caoutchouc du coffre et du plancher arrachés, le volant dévissé, la colonne de direction retirée, les ailes ôtées, de même que les phares, les sièges et autres éléments qui font une auto.
Elle est à la fois béante et disloquée, cette voiture, humiliée jusqu’en ses moindres ressorts. Sans tableau de bord ni capot, sans calandre, sans roues, ce n’est plus qu’un confus souvenir, la carcasse d’une chose qui fut magnifiquement pensée et construite, célébrée sur un catalogue.
Je regarde cette ruine et mon cœur se serre devant une telle destruction systématique ; j’aime tant la bagnole, ce merveilleux jouet des grands enfants que sont les hommes.
A-t-elle un secret, vraiment ?
Objets inanimés…
J’entre en « communication secrète » avec elle :
« Belle voiture grisante, des ordures se sont servies de toi comme d’une consigne de gare. Tu tenais à disposition, un “quelque chose” mystérieux… »
Je m’arrête de « lui » parler. Si vraiment Tabriz devait récupérer le fameux « quelque chose », il fallait que celui-ci fût d’un accès facile. Le marchand de tapis ne pouvait se permettre de jouer de la clé anglaise, ni même du tournevis sur un parking d’hostellerie. C.Q.F.D. !
Et alors, en moi, mais impossible de situer le siège de ce déclic (le cerveau ? les marjolles ? le métronome ?) se fait une poussée de bas en haut et un élément de l’auto se fiche en gros plan dans mon caberluche.
M’en approche, le saisis, le soulève. La jauge à huile ! Une simple boucle de fer qui sort d’un bouchon d’acier. Dessous, la tige huileuse. Je continue de lever l’ensemble et sors entièrement la jauge. Tout semble normal ! Et puis, non ! L’extrémité de la tige plate est percée d’un minuscule trou. On a passé un fil de nylon arachnéen par celui-ci et fait un nœud. Je tire sur le fil. Une résistance, mais « ça » vient !
Bientôt j’extrais un objet de la dimension d’un stylo. C’est noir, assez lourd. Pareil à un stylo, ça se dévisse, mais comme c’est ruisselant d’huile, je diffère le moment de le tripoter.
Mes compagnons de garage se taisent, gagnés par une sombre émotion. Je les sens vaincus par ma prodigieuse sagacité. À cet instant, je pourrais leur demander n’importe quoi et le reste : leur paie, leur épouse, une pipe, ils se battraient pour me l’accorder.
Bérurier résume le sentiment du quatuor.
— Quand est-ce on te regarde agir, on se dit que c’est pourtant pas bien malin d’être intelligent ! fait-il.
CHAPITRE XVIII
GRAPPILLAGE : action de grappiller.
Un peu pâlot sous son fond de teint naturel, Mathias. Il a beaucoup maigri, comme il est fréquent quand on te bricole la gorge ou l’oignon. On est fragilisés par nos issues, nous autres mammifères pleins de merde. Se faire bourrer quand on a, parfois, tellement de mal à évacuer, faut pas craindre ! Le fameux « contre nature » de l’affaire qui jadis scandalisait tant et tant les batraciens de bénitier, réside dans l’aspect « sens interdit » de la chose. Comme si tu emprunterais la rue de Rivoli dans le sens Concorde-Hôtel de Ville !
— T’as pas l’air à la parade, Rouquemoute ?
Il a un sourire décoloré :
— Faiblesse.
— Fais polker tes mandibules sur des tranches d’animaux morts.
— Doucement ; la viande constipe !
Il se rassoit sur son siège pivotant équipé d’un oreiller moelleux, s’y tient légèrement en biais malgré le garnissage afin de se soulager la rondelle.
— Tu as eu le temps d’étudier l’objet cylindrique, Savant ?
— Bédame !
Ça, c’est une exclamation surannée ! Tu la trouvais chez les tartineurs début de siècle : Ponton du Sérail, Ravier de Mon Pépin, d’autres illustres qui tiraient à la ligne plus fort qu’un terre-neuvas sur ses filets. Parfois, Mathias se laisse aller à des mots qu’il croit argotiques, pour faire canaille et impressionner sa nièce-assistante-maîtresse. Un cas !
— Conclusion ?
— Tu vas voir.
Se tournant vers la mocheté dondonnesque aux flotteurs démesurés, il murmure, langoureusement :
— Tu me passes le fusil, Chou-chéri ?
Le Chou (pommé) s’exécute.
L’arme prend un aspect sinistre, sournois, sur le plan du travail du Génial. Il ouvre la culasse, puis la chambre de rayonnement. Avec une précision de chirurgien, le gars Xavier glisse le cylindre dans une rainure potentielle à chromatisme valvaire, puis referme le fourbi.
Il me prie d’ouvrir la fenêtre la plus proche, ce que je.
— Chou-chéri, reprend l’Enflammé, donne une paire de jumelles à notre directeur.