Il l'aida à réciter les paroles qu'elle avait oubliées, puis la bénit en l'absolvant.
En sortant du confessionnal, il ôta son étole mais garda le surplis.
Ses pieds nus dans l'herbe rase rappelaient à Angélique qu'elle l'avait connu accomplissant les travaux quotidiens de l'homme : cuire sa soupe, couper son pain, laver sa chemise, gréer sa barque, chiquer son tabac.
Malgré sa culture, sa science austère et universelle, ses mains calleuses et ses pieds nus le rendaient proche. Par son combat avec l'ours, il avait conquis toute la population de Gouldsboro. Les Huguenots avaient pressenti en lui son humanité.
Ils sentaient que c'était aussi un homme de la mer, lié aux messages des vents, au secret de la houle et de la tempête, au bruit du ressac dans les anses perdues, un homme des ports et des criques et de la côte d'Amérique. Mais quelle serait sa décision définitive à leur égard ?
Malgré l'immense espoir et joie qui l'envahissaient après cette confession – et sans qu'elle sût exactement pourquoi – Angélique se voulait prudente.
Et il y eut un long silence.
Puis il reprit d'un ton volontairement neutre.
– N'allez pas déduire que, parce que j'ai commis à Monégan un acte d'humanité élémentaire à votre endroit, je dois être considéré comme votre allié. Les distances restent les mêmes.
– Non, pas tout à fait, dit Angélique en riant subitement. Vous m'avez traînée par les cheveux sur la plage et moi j'ai vomi sur votre gilet. Qu'on le veuille ou non cela rapproche et crée des liens, même de pénitente à confesseur...
Son humour eut raison de la défense du Jésuite.
Tout à coup, il se mit à rire de bon cœur comme il avait ri chez Saint-Castine...
– Soit ! Admettons, fit-il, il n'en reste pas moins que si dans votre indépendance, votre... neutralité proclamée, affirmée, vous n'êtes pas expressément aux côtés des ennemis de la Nouvelle-France, vous n'êtes pas non plus de ses amis.
« Reconnaissez qu'il n'est pas facile de vous estimer inoffensifs. Prenons l'exemple de votre gouverneur actuel. Le sieur Colin Paturel. Voici un corsaire qui a reçu ses lettres de courses à Paris et acquis en bonne et due forme les terres de la région, qui s'est engagé en même temps à servir les missions et la Nouvelle-France, et je le retrouve ici, votre allié, votre ami, de votre côté, en somme. Comment l'avez-vous circonvenu, pour que, même spolié, il vous assure une si évidente fidélité ? Que lui avez-vous promis ?
– Tout d'abord, pourquoi Versailles s'était-il permis de lui vendre des terres qu'on savait appartenir sciemment aux Anglais par le traité de Bréda ?...
Le Jésuite eut un geste agacé.
– On pourrait discuter sans fin à savoir à qui sont ces terres d'Acadie. Les Français en ont été les premiers occupants avec de Monts...
– Un Huguenot, entre parenthèses... Et peut-être Colin a-t-il compris qu'on avait voulu se servir de lui en l'envoyant conquérir des terres, qu'il avait pourtant payées deniers comptant, à ceux qui avaient autant de droits que lui de les posséder. On l'avait assuré que ce serait pour lui jeu d'enfant que d'expulser ce pirate et sa recrue de protestants qui indûment s'installaient là. Le coup était bien monté, je le reconnais. Mais voilà, les choses ont tourné autrement. Paturel est un homme franc et nous avons pu faire accord avec lui.
– Par quels artifices ? répéta le Jésuite.
Il flairait, autour de ces faits étonnants, le mystère. Il dit avec une impulsivité soudaine.
—Il a trop de passion pour vous. Et il place cette passion avant son devoir. Je n'aime pas cet homme.
– Croyez que c'est réciproque. Il me l'a dit. Il vous trouve trop violent pour un prêtre. Il voudrait que les prêtres éclairent les fidèles et non pas les oppressent sans tenir compte de la personnalité de chacun. Sans doute, en tant que corsaire, n'a-t-il pas prisé que vous veniez jusqu'à son bord lui souffler son otage, la comtesse de Peyrac, qu'il avait réussi à capturer... II avait déjà assez de peine avec la conquête de Gouldsboro. Vous êtes venu lui retirer, sur ordre des Jésuites, son meilleur atout. Mais c'est un homme très croyant et il ne lui plairait pas de se sentir considéré par vous comme un ennemi de Dieu et de l'Église.
Elle eut un soupir et ajouta :
– Voilà ! Est-il possible de concilier les choses pour des hommes de bonne volonté ? Quel conseil me donnez-vous ?...
– Allez à Québec, dit le père de Vernon. Il faut que l'on vous connaisse là-bas. Lui, votre époux, considéré comme un traître, un ennemi du royaume. Or, il est gascon d'origine, ce sera un terrain d'entente avec notre gouverneur Frontenac.
« Et vous surtout, afin de calmer les appréhensions et les doutes à votre égard.
– Mais vous êtes fou ! s'écria-t-elle effrayée. Est-ce un piège dans lequel vous voulez nous entraîner ?... Québec ! Vous savez bien qu'on m'y accueillera à coups de pierres. La Police du roi risque de nous y appréhender sans recours, de nous y faire emprisonner.
– Allez-y en force. La flotte de votre mari est déjà plus puissante que celle de la Nouvelle-France... qui ne possède qu'un navire... et encore épisodique.
– Étrange conseil de votre part ! fit-elle ne pouvant se retenir de sourire. Ainsi donc vous n'êtes pas notre ennemi, Merwin.
Il ne répondit pas. Il ôta son surplis et, le pliant avec soin, le tint sur son bras. Elle comprit qu'il ne voulait pas s'avancer plus loin.
– Resterez-vous encore à Gouldsboro ? interrogea-t-elle encore.
– Je ne sais... Allez, maintenant, ma fille. Il se fait tard. C'est l'heure de l'oraison. Quelques fidèles vont peut-être se présenter pour le chapelet.
Docilement, elle inclina la tête pour prendre congé, et commença de descendre le sentier. Puis se ravisa.
– Mon père, dit-elle en se retournant, vous ne m'avez pas donné de pénitence.
Il était d'usage à la fin d'une confession que le prêtre indiquât diverses prières ou quelques sacrifices ou actes de dévouement à accomplir à titre de réparation des péchés commis.
Le père de Vernon hésita. Il fronça les sourcils et son visage prit une expression impérieuse.
– Eh bien ! Allez à Québec ! réitéra-t-il. Oui, c'est cela que je vous ordonne comme pénitence. Allez à Québec. Accompagnez votre époux là-bas si l'occasion s'en présente. Ayez ce courage d'affronter la ville, sans peur ni honte. Après tout, peut-être sortira-t-il de tout cela quelque chose de bon pour la terre d'Amérique !
Chapitre 8
Malgré le mutisme du père de Vernon quant à la question qu'elle lui avait posée : « Vous n'êtes pas notre ennemi, n'est-ce pas ?... » Angélique gardait bon espoir. Elle aurait voulu pouvoir communiquer aussitôt son sentiment de confiance à Joffrey. « Je crois que ce Jésuite-là est pour nous », lui aurait-elle dit.
Le père d'Orgeval leur avait déjà envoyé Massérat – et Massérat les avait aidés à soigner les varioliques à Wapassou et à fabriquer de la bière – puis Guérande sur le Kennebec, puis Merwin. C'était celui-là le plus important. Il était comme le double du père d'Orgeval. Moins mystique, mais aussi moins vulnérable, donc moins susceptible de se laisser aller au fanatisme. C'était en quelque sorte son homme de main, puisqu'il ne craignait pas plus d'affronter la dialectique des Réformés que la séduction des femmes, les tavernes de la Nouvelle-York, la mer, les pirates, les naufrageurs, les Indiens, les ours...
Il ferait son rapport à son supérieur. Ce serait celui d'un homme qui avait sondé l'ennemi de près. Orgeval se laisserait-il convaincre ?...
Angélique se heurta à Cantor qui revenait du port avec sa bande d'amis. Ils portaient des filets sur l'épaule, des poissons, des homards et des coquillages dans des paniers.