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Mais il y avait en eux des qualités de droiture intransigeante, d'honnêteté presque naïve, presque puérile, qui était proche de sa propre conception de vivre... et elle ne pouvait s'empêcher... de les aimer. Oui, de les aimer ! Et c'était affreusement pénible de sentir que peut-être ils continuaient à tramer contre elle, et surtout contre Joffrey, l'homme qu'elle aimait, ces pièges destinés à le faire trébucher... La vie lui apparut soudain sans recours, accablante...

Elle sentit la main d'Abigaël prendre la sienne.

– Mon amie, murmura la jeune accouchée, ne soyez pas triste, tout s'arrangera. Je suis là et vous m'êtes si chère. Pendant l'hiver, combien de fois avec Gabriel avons-nous parlé de vous, et de M. de Peyrac, de vos fils et d'Honorine que nous aimons tant. Combien de fois nous éveillant la nuit, écoutant passer ces rafales terrifiantes, chargées de neige, avons-nous pensé à vous, si loin, perdus au sein de cette forêt sauvage, si seuls, avec vos jeunes enfants, quelques fidèles... Nous avons compris à ces instants-là ce que vous représentiez pour nous... Quand j'avais le cœur trop étreint d'angoisse, Gabriel me disait : « Ne crains rien, ces êtres-là ne peuvent pas périr !... Ils sont marqués au front par le destin, ils triompheront de tout ! » Et il avait raison. Vous êtes là, apportant à tous la force de surmonter les écueils. Il me parlait de vous. Il m'a raconté comment, à votre première rencontre, dans le Poitou, il vous avait assommée à coups de bâton... Il en a encore des remords. C'était vous... Mais ce n'était pas la première rencontre... Il m'a aussi raconté le passé.

– Alors vous savez donc tout... sur ce jeune protestant qui a pris en croupe une femme misérable pour l'aider à sauver son enfant.

– Oui... et il me disait souvent... C'est le destin. De tels liens, il faut s'incliner, comprendre que nous avons quelque chose à faire ensemble avec eux sur cette terre malgré nos divergences d'état et de religion...

Abigaël rit légèrement.

– Vous le connaissez, maître Berne. Il oublie parfois ses bonnes résolutions sous le coup de la colère... mais il se reprend vite. Je crois pouvoir dire qu'il a pour M. de Peyrac une estime sincère, plus, une grande admiration... Oui, l'inquiétude que vous nous avez inspirée nous révélait la profondeur de nos sentiments. Lorsque, à l'automne, nous avons vu le coureur de bois Maupertuis revenir avec les chevaux, que nous avons appris comment vous aviez affronté les Iroquois, sacrifié votre fort de Katarunk et une partie de vos vivres pour échapper à leur vengeance, comment vous vous étiez enfoncés encore plus avant dans les bois, nous avons frémi d'anxiété. « Jamais nous ne les reverrons », disaient les uns... Oui, je peux affirmer que nous nous sommes fait plus de soucis pour vous que pour notre sort propre...

– Pourtant, pour vous aussi l'hiver fut rude, je gage.

– Rude... certes ! Il a neigé. Le rivage était blanc, la mer noire et violente mais libre sous les yeux. Nous pouvions garder contact avec nos voisins. Nous avons eu de bons échanges avec les Français de Port-Royal, les Anglais de Salem ou de Portland. On a continué à commercer malgré les tempêtes... N'empêche ! L'homme se sent seul et faible lorsque souffle la bise sur les côtes d'Amérique. Mais voici l'été et nous recevons le fruit de nos efforts et de nos luttes... Goûter le bienfait de cette liberté que vous nous avez acquise si généreusement.

Chaque parole d'Abigaël avait été un baume sur le cœur d'Angélique. Elle ne pouvait douter de la sincérité d'une si chaleureuse amitié et elle chassa toute pensée amère pour ne garder que la douceur de l'heure présente et trouver en devisant avec Abigaël le réconfort dont elle avait besoin. Elle parla de Joffrey, l'évoqua devant les Iroquois et, plus tard, au fort Wapassou, aidant chacun à vivre.

– Un tel homme ! Comment ne pas l'aimer !

Elles s'endormirent enfin comme deux enfants.

Vers le milieu de la nuit la petite Élisabeth pleura.

Angélique se leva et la mit au sein de sa mère. Tandis que l'enfant tétait, Angélique, maîtrisant son appréhension, alla voir si le petit chat n'était pas mort. Elle ne le trouva pas. Il avait changé de place. Elle le découvrit, hissé sur le fauteuil capitonné d'un épais coussin. Sans doute avait-il estimé qu'un grand malade avait droit à quelque chose de plus confortable qu'un misérable coin de carrelage.

Il lapa avec avidité le lait qu'elle lui présenta.

– Je crois qu'il en réchappera, chuchota-t-elle tout heureuse à Abigaël.

– Quel bonheur ! Et je me réjouis de vous voir sourire à nouveau.

Avant de se recoucher, Angélique garda un peu la petite Élisabeth dans ses bras. Elle la berçait, allant et venant dans la pièce, fredonnant tout bas.

Elle s'arrêta près de la fenêtre ouverte. La lune, plus basse à l'horizon, continuait de répandre sa clarté laiteuse, irréelle, et une grande paix émanait de ce paysage en camaïeu, gris perle sur fond de cendres.

Angélique contemplait en souriant avec tendresse le petit visage de l'enfant endormie dans le creux de son bras. L'innocence de ce visage s'accordait avec la sérénité de la nuit.

Regardant vers la mer, Angélique songeait.

« J'aimerais avoir encore un enfant de lui... Quelle folie ! Mais c'est ainsi !... »

Elle posa ses lèvres à plusieurs reprises sur le front pur du bébé.

Les feuillages touffus et noirs murmuraient en contrebas. C'était une chanson douce.

Mais de cette paix nocturne jaillit soudain une sorte de sanglot lugubre qui se termina en un cri, terrible et prolongé.

Le cri ! Comme l'autre fois. C'était tout proche. Angélique s'était rejetée en arrière, serrant l'enfant contre elle. Un frisson glacé l'ébranla.

– Qu'est-ce ? interrogeait Abigaël redressée dans son lit, qui a crié ainsi ?

– Je ne sais pas.

– Je n'ai jamais entendu un cri pareil.

– Moi si, une fois... C'est peut-être une bête sauvage.

– Fermez la fenêtre, supplia Abigaël.

Angélique lui remit sa fille et revint tirer le volet, sans avoir le courage de sonder l'obscurité. Elle mit la barre de fer en travers.

– Qui peut avoir crié ainsi ? répétait Abigaël. On dirait une âme en peine qui se plaint...

Toutes les vieilles superstitions de leur enfance dont les provinces françaises ne sont pas chiches, leur revenaient en mémoire : le loup-garou, le diable aux pieds fourchus, le dragon, la chimère, les âmes damnées, inconsolables.

Angélique décida que la terre d'Amérique était neuve et qu'il fallait se dépouiller de ces frayeurs ancestrales.

Par contre, des menaces plus tangibles pouvaient peser sur eux. Mais Angélique ne voulut pas faire part à son amie des appréhensions, de certains faits inexplicables, de sa certitude qu'il y avait des inconnus qui cherchaient à leur nuire de façon mystérieuse.

Quand elles s'éveillèrent de nouveau, le soleil devait être déjà haut vers l'horizon. Il faisait très chaud dans la chambre trop close.

Il semblait à Angélique que des voix se disputaient, toutes proches, derrière le volet.

On eût dit qu'il y avait une foule de gens assemblés, dans le jardin d'Abigaël, juste derrière la fenêtre.

Elle se leva, assez titubante et mal éveillée, alla tirer le volet et se trouva nez à nez avec un homme en bonnet de coton, un autre en bonnet de fourrure, des femmes, dont la jeune Bertille, la voisine.

– Que faites-vous tous là dans le jardin de Mme Berne ? interrogea-t-elle. Vous semblez fort agités...

Chapitre 12

– Il y a de quoi, s'écria Bertille aigrement. Vous avez tué mon porc avec vos saletés... Un porc qui nous avait coûté une fortune. Et parce que c'est vous, madame de Peyrac, personne ne dira rien ! Nous n'aurons qu'à accepter notre perte...