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– Et qui donc encore ?

Angélique repliait la taie, l'enfermait dans un pan de toile avant de la glisser dans sa poche.

– Je ne sais plus. Cela m'échappe. Mais je vous avertirai s'il me revient le souvenir d'un nom ou d'un visage. Pourquoi tant de questions ? Et pourquoi Bertille est-elle venue criailler ainsi ? Il y a quelque chose qui vous tourmente ?

– Non. Bertille pense que son porc est mort parce qu'il aurait mangé quelque chose de mauvais dans votre jardin et vous la connaissez, il faut qu'elle fasse des embarras.

– Après tout, elle a peut-être raison. Sur les conseils du chef Etchemine, le père de Mme d'Urville, j'ai planté dans mon jardin de ces plantes dont on mange les racines et qu'on appelle pommes de terre. Mais on dit aussi que leurs fruits qui ressemblent à de petites tomates contiennent du poison. J'ai même averti les enfants de prendre garde et de ne pas en cueillir inconsidérément.

– Ah ! C'est sûrement cela, dit Angélique, soulagée. Pourtant il restait à expliquer les taches sur la taie.

Mais son esprit ne se détournait pas de l'image entrevue par son imagination surexcitée : une main criminelle, versant la mort dans le remède destiné à Abigaël. Si folle et inexplicable que fût cette expectative, la tension, les accidents, les mauvais hasards de ces derniers jours faisaient qu'Angélique la recevait comme une certitude. Donc un fou rôdait parmi eux, cherchant à semer le malheur, s'attaquant, au gré de ses fantasmes, à n'importe qui : un chat, une femme en couches, un enfant. Et ce somnifère dans le café ? Et la mort du Jésuite et du pasteur ? Mais là, qui pouvait-on accuser, hors la violence native de leurs tempéraments qui avait jeté l'un contre l'autre ces deux hommes ?

Angélique se prenait la tête à deux mains. Qu'étaient devenus l'enfant suédois et la lettre ?

Elle se pencha vers le petit chat immobile sur le coussin du fauteuil. Il ne se reposait pas encore sur le flanc, comme les animaux bien portants, continuait à se tenir dans son attitude patiente et courageuse, ses petites pattes repliées sous lui, le cou droit, mais la tête penchée, les yeux mi-clos ; il semblait à peine respirer.

– Dis-moi toi, qui as-tu vu ? lui murmura-t-elle. Toi tu sais, tu sais tout. Ah ! Si tu pouvais parler !

Si Joffrey avait été là, il eût tôt fait de déterminer quel élément chimique ou naturel avait pu être assez virulent pour effacer l'écarlate de la taie d'oreiller et même la percer par endroits.

Il lui semblait que son mari avait quitté Gouldsboro depuis une éternité. Mais, en comptant sur ses doigts, cela ne faisait que cinq jours.

Si tout se passait bien à la rivière Saint-Jean avec les Anglais, il ne fallait pas cependant l'espérer avant une semaine.

D'ici là, quelle attitude adopter ? Devait-elle parler à Colin ? Et qui pourrait lui donner un avis sur ces taches suspectes ? Un produit non toxique pouvait-il causer de tels dommages ?

Elle pensa tout à coup à l'homme aux épices, qui avait appartenu à l'équipage du corsaire dunkerquois

Vanereick et qui était resté à Gouldsboro avec son esclave caraïbe, après le départ du Sans-Peur.

Après avoir recommandé à Séverine de surveiller chaque personne qui viendrait visiter leur mère et leur petite sœur, elle alla s'enquérir du personnage. Mais, comme par hasard, il avait quitté l'endroit depuis deux ou trois jours. On ne savait pas si c'était par mer ou s'il avait pris le chemin de la forêt. Tant de gens de tout acabit débarquaient ici.

Angélique se souvint que Colin avait parlé, au Conseil, de l'institution d'un registre pour y inscrire tout individu séjournant plus de deux jours à Gouldsboro, chaque visiteur étant tenu de signaler ensuite son départ et dans quelle direction. Sage mesure !

Elle aurait souhaité parler à Colin. Mais si son intuition féminine lui affirmait la réalité d'un danger suspendu sur leurs têtes, les indices qu'elle avait en sa possession étaient minces, voire fallacieux ; elle craignait de passer pour une femme hyper-nerveuse, cherchant prétexte à affoler son entourage, qui sait, prétexte à parler en tête à tête avec Colin, le gouverneur. Elle avait l'impression, peut-être pour la première fois de sa vie, qu'elle ne savait pas exactement ce qu'elle devait faire, même ce qu'elle devait penser, décider. Sans cesse, son opinion basculait : tantôt elle était persuadée jusqu'au vertige de la menace redoutable et pressante, tantôt ses craintes se dissolvaient et la situation lui apparaissait sous un jour bénin.

Que s'était-il passé au fond de tellement anormal ?

Deux hommes s'étaient battus et étaient morts des coups qu'ils s'étaient portés, un chaton facétieux s'était fait rabrouer par un matelot brutal, un porc vorace s'était empoisonné avec les fruits vénéneux de la pomme de terre, une vieille Indienne s'enivrait avec de l'alcool de traite... incidents et accidents de la vie quotidienne.

La chaleur pesante que brassait vers le soir un vent capricieux achevait de lui mettre les nerfs à fleur de peau.

Si Joffrey avait été là... Jamais elle n'avait si clairement éprouvé qu'il était son pôle, sa certitude. De ses expériences multiples, des embûches qu'il avait déjouées, de toutes les turpitudes qu'il avait traversées, il retirait l'acquis d'une intuition sûre, un instinct presque animal de la réalité. S'il disait : « ce n'est rien », on pourrait être rassuré. S'il disait : « prenons garde », il faudrait se montrer vigilant. L'ennemi n'était pas loin. Il ne se laisserait pas abuser par les apparences anodines, embrouiller par la chaleur ou le vent.

Il était loin. Au même instant, à quels ennemis se heurtait-il ?... Quelque part là-bas vers l'est, au fond de la Baie Française ?... Où était-il ?... Comme elle avait hâte de le revoir !

Angélique se rendit au camp Champlain. Elle découvrit Miss Pidgeon, à l'écart, assise sur un tronc d'arbre, les mains jointes sur ses genoux.

Elle alla à elle, s'assit à ses côtés, lui mit un bras autour des épaules et lui dit doucement en anglais : My poor dear, Ma pauvre chère...

Miss Pidgeon se mit à pleurer.

Quelles rêveries, quelles sources de tendresse et de dévouement se cachaient derrière le fin visage fané d'une vieille enfant des rivages américains, grandie entre la forêt sauvage et la mer, dans le dur corset des disciplines puritaines. Mais tout être humain a droit à ses rêves secrets.

– Pourquoi l'a-t-on excité à ce point ? put-elle dire enfin. Il était si sensible ! Un rien le mettait hors de lui.

Angélique savait qu'elle parlait du révérend Patridge et, au fond, elle n'avait pas tout à fait tort. C'était un homme sensible à sa manière, et comme tous les gens trop instruits, souffrant de l'obscurantisme des ignorants et de la bêtise du genre humain.

– Il craignait tant pour nous, ses ouailles, pour le sort de nos âmes au contact des Français. Il nous exhortait sans cesse à la prière. Pourquoi être venu lui dire qu'on allait nous emmener à Québec, sous l'escorte du Jésuite et qu'on nous contraindrait au baptême catholique. Ce n'est pas vrai, n'est-ce pas ?