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Angélique l'écoutait, retenant son souffle ; elle l'écoutait avidement et chaque mot lui rendait vie. Elle était devant lui comme l'oiseau captif devant l'oiseleur qui use de son pouvoir pour retenir près de lui par la fascination ou le sentiment un être fragile près de lui échapper. Non, elle ne voulait pas lui échapper. La caresse de sa voix sourde, de son regard brûlant, de sa présence, valait bien, pour elle, le sacrifice de toutes les libertés. Qu'était l'envol solitaire dans le danger de l'espace désert, près de la chaude certitude d'avoir atteint son havre près de lui. Cela elle l'avait toujours su, mais il lui restait à en prendre conscience, et ce monologue, cette sorte de confession qu'il osait ainsi devant elle, par amour, lui révélait, par son analyse à la fois subtile et sincère, combien elle régnait sur son cœur. Il n'avait jamais cessé de penser à elle, essayant de la comprendre afin de mieux la rejoindre.

– Votre indépendance fantaisiste me causait mille tourments, car ne sachant quelle idée pourrait vous passer par la tête, la peur de vous perdre une fois encore dominait mes soucis, et j'y voyais aussi le signe que vous n'apparteniez qu'à vous-même. La sagesse me soufflait qu'on ne guérit pas si facilement de blessures si profondes, telles que celles dont vous aviez été atteinte loin de moi, qu'il me fallait prendre patience, mais cette crainte demeurait en moi, oppressante, et c'est ce qui a éclaté lorsque tout à coup... Angélique, mon amour, dites-moi, pourquoi êtes-vous partie ainsi d'Uoussnock pour le village anglais sans m'avertir ?

– Mais... c'est vous qui m'en avez donné l'ordre ! s'écria-t-elle.

Il fronça les sourcils.

– Comment cela ?

Angélique passa la main sur son front.

– Je ne me souviens plus exactement comment les choses se sont passées, mais ce dont je suis sûre c'est que c'est sur votre ordre pertinent que je me suis mise en chemin pour reconduire Rose-Ann chez ses grands-parents. J'étais même assez contrariée de ne pouvoir faire ce voyage en votre compagnie.

Il réfléchissait. Elle le vit serrer les poings et murmurer entre les dents.

– Alors ce serait donc « eux » encore qui auraient manigancé cela ?

– Que voulez-vous dire ?...

– Rien... Ou plutôt, si, je commence à comprendre bien des choses. Vous m'avez ouvert les yeux ce matin lorsque vous m'avez dit : « Nos ennemis veulent nous séparer. Les laisserons-nous triompher ?... » Voici encore un de vos pouvoirs nouveaux qui m'attachent à vous de façon si exclusive. La façon dont vous me portez aide dans les embûches et les difficultés qui nous assaillent, avec une habileté, une diversité qui n'appartiennent qu'à vous – ce morceau de sucre que vous avez donné au petit Canadien devant Katarunk et qui nous a tous sauvés du carnage !... – mais aussi une prescience exacte qui m'émerveille. J ai pris goût à ce sentiment nouveau : une femme à mes côtés qui partage tout de ma vie.

« Alors votre absence, votre disparition, le soupçon de votre infidélité !... Comment supporter cela désormais ! Je retournerais plus volontiers au chevalet du bourreau. Pardonnez-moi, mon amour, la colère qui m'a saisi.

« Mais considérez, mon cœur, en quel état la passion que vous m'inspirez m'a jeté, jusqu'à me faire perdre ce sens d'équité que j'essaye de maintenir parmi les vicissitudes de mes charges. Vous m'avez jeté dans la colère, l'injustice, et même à votre égard dans le désir de vous atteindre et de vous faire pâtir, vous, mon seul amour, ma femme... Certes, il n'est pas facile de découvrir une vérité à laquelle le comte de Peyrac n'aurait pas adhéré facilement jadis : la douleur de l'amour. Mais vous me l'avez imposée par le pouvoir de votre charme sur tout mon être. Voyez ce que l'Angélique de jadis, si délicieuse et inconsciente séductrice qu'elle fût, n'avait pas éveillé en moi, eh bien ! celle que j'ai retrouvée à La Rochelle, avec son âme nouvelle, sa science de la vie, ses contrastes – ce mélange en vous de douceur et de violence, comment se défendre de cela ? – cette Angélique presque étrangère qui est venue à moi me demander secours pour des êtres menacés, l'a réussi.

Il s'interrompit, resta songeur un instant. Revoyait-il la scène qui s'était jouée en cette nuit tempétueuse, alors que son navire-pirate le Gouldsboro se lançait à l'ancre dans une crique cachée, aux abords de La Rochelle4.

– Vous souvenez-vous ? Tout était étrange, inattendu, mystérieux, cette nuit-là. Le destin nous poussait l'un vers l'autre sans que nous le soupçonnions.

« J'étais seul dans ma cabine, et je pensais à vous. Je faisais des plans, je me disais : « Je suis sous les murs de La Rochelle, mais comment la retrouver maintenant ? » Je n'avais pour piste que les quelques mots que m'avait lancés Rochat dans un port espagnol : « La Française... vous savez... que vous aviez achetée à Candie et qui s'est enfuie, eh bien ! Je l'ai rencontrée à La Rochelle ! » Et, tout à coup, Jason, mon second, est entré et m'a dit de cet air froid qui lui était habituel – pauvre Jason ! – « la femme française que vous avez achetée à Candie est là et vous demande ! ». J'ai cru devenir fou. Fou de joie, d'émerveillement, et aussi... d'effroi.

« L'homme est stupide ! Le bonheur lui fait plus peur que la douleur et le combat. Craint-il en la joie un piège qui aura raison de lui plus facilement que l'adversité ?... Je ne sais !

« En l'occurrence je n'ai pas échappé à la règle commune. Pour aborder cet instant inimaginable, je me suis bardé de tous mes doutes, de toutes mes rancœurs, mes craintes, mes amertumes, mes défiances...

Angélique eut un sourire.

– Il est vrai que je n'étais guère une femme séduisante à retrouver, reconnut-elle. Vous aviez gardé d'autres souvenirs. En quel état étais-je cette nuit-là ? Trempée, boueuse, échevelée, j'étais tombée en courant sur la lande.

– Vous étiez... ah ! Que dire ? murmura-t-il. Mon cœur s'est brisé... C'était comme si j'avais vu surgir devant moi l'image de ce que vous avait infligé l'injustice du sort, de ce que la cruauté des hommes – et la mienne aussi inconsciente peut-être —avait fait de vous... Je me suis senti glacé, incapable par des mots de renouer le lien qui, au delà d'une telle catastrophe, nous unissait. À Candie, cela aurait été plus facile... Mais, à La Rochelle, j'ai senti que vous n'apparteniez plus à notre passé commun, vous étiez devenue l'autre. Et, en même temps, il arrivait ce que je vous expliquais tout à l'heure. De cette autre femme, si différente, si bouleversante, qui m'expliquait sans prendre garde à son triste état, à son sang qui coulait, à l'eau glacée qui la trempait, qu'il fallait sauver ses amis, de cette femme qui ne vous ressemblait plus et qui vous ressemblait encore, j'étais en train de tomber éperdument amoureux. Un coup de foudre où tout se mêlait : l'admiration, le goût, le charme inexplicable, la pitié, la tendresse, la volonté de protection, la peur de perdre, de laisser échapper un tel trésor, l'incertitude de l'instant...

– Dois-je vous croire ? Ne m'avez-vous pas déclaré avec cynisme : « Par quel phénomène une captive payée par moi une fortune est-elle devenue une femme dont je ne donnerais pas aujourd'hui cent piastres !... »

– J'essayais de dissimuler sous l'ironie des émotions inhabituelles. Oui ! L'homme est stupide. La vérité ?... Vous m'avez brûlé, ce soir-là. Mais j'avais perdu, dans une certaine mesure, l'habitude du sentiment, la possibilité de l'exprimer. Il me fallait mettre de l'ordre dans tout cela, et l'instant, vous le reconnaissez, ce que vous exigiez de moi avec tant de ferveur, ne m'en laissait guère le temps.