Выбрать главу

Elle évoquait la scène sur la plage de Gouldsboro quand elle avait vu tous les yeux des hommes présents, même ceux de Joffrey, fixés sur Ambroisine. La voyaient-ils en cet instant comme elle l'avait vue tout à l'heure ? Transfigurée par on ne sait quelle flamme intérieure et joie surhumaine.

« Dieu ! Qu'elle était belle ! » se dit-elle avec effroi.

Quel homme pouvait résister à l'attirance de cette beauté si elle lui devenait perceptible ? Est-ce là le charme dont se pare toute femme lorsqu'elle aime vraiment et que le désir la possède ?... « Est-ce que j'ai cette tête-là, moi, quand Joffrey me prend dans ses bras ?... Oui, peut-être ? »

Mais encore ! L'anomalie ne venait pas seulement de là. Une femme usant de ses charmes, retenant l'attention... Cela ne suffisait pas pour qu'Angélique s'écriât aussitôt : « C'est ELLE qui est folle ! Les mensonges, tous les mensonges, c'est ELLE... »

Alors, repensant à la scène récente qui s'était déroulée entre elle et Ambroisine, elle comprit ce qui était insolite, anormal, c'était la frayeur absolument indescriptible qu'elle avait éprouvée lorsque Ambroisine avait noué ses bras autour d'elle.

Or, le fait en lui-même ne méritait pas tant d'effroi.

Bien qu'il fût pour la surprendre, car pas un instant jusqu'alors la pensée ne l'avait effleurée que la pieuse et ravissante veuve pût sacrifier au culte de Sapho.

Au contraire, si un soupçon l'avait effleurée, ç'avait été pour craindre la puissance du charme de Joffrey sur une nature qui paraissait douée de tous les attributs de la séduction féminine : beauté, jeunesse, intelligence, grâce, puérilité, et qui auraient pu user à son tour de ses armes pour conquérir cet exceptionnel personnage, ce grand seigneur du bout du monde que bien peu de femmes pouvaient considérer avec indifférence.

Angélique avait craint pour Joffrey. Elle devait se l'avouer franchement maintenant. Et voici que c'était à elle qu'Ambroisine faisait des déclarations...

Il y avait de quoi demeurer quinaude. Mais pas de quoi se pétrifier de terreur comme elle l'avait fait.

Au cours de son existence et surtout de sa vie à la Cour, elle avait eu à se tirer de situations plus épineuses que celles de refuser les avances amoureuses d'une femme. À la Cour, tous les plaisirs régnaient. C'était le poison dont se grisait cette foule avide, folle de contenter ses sens sollicités par toutes les jouissances terrestres.

Chacun buvait à la coupe qui lui paraissait la plus savoureuse ou la plus prometteuse de sensations nouvelles, le dixième commandement étant enfreint de toute façon, dès que le corps était en jeu. L'idée du péché ajoutait un piment supplémentaire aux délicieuses défaillances des sens et aussi la peur de l'Enfer auquel, naturellement, on voulait échapper. Heureusement les aumôniers étaient là pour ça...

Dans ce ballet mi-céleste, mi-infernal qui se menait à Versailles, la beauté d'Angélique l'avait placée maintes fois dans la nécessité de causer de cruelles déceptions. Mais c'était dans les règles du jeu.

Par expérience, et aussi guidée par son instinct naturel, le respect inné qu'elle avait d'autrui et qui la rendait indulgente aux passions humaines, s'il ne s'y mêlait pas de cruauté, elle avait acquis la science de préserver sa liberté et ses sentiments sans se faire d'ennemis. Sauf avec le roi, évidemment ! Mais c'était une autre question.

Alors pourquoi cette panique qui l'avait paralysée au point même de la laisser un moment sans réaction comme un lapin stupide devant le serpent.

Le serpent ! Encore cette image ! « C'est parce qu'elle est folle, sans doute... la vraie folie inspire la peur... Non, j'ai eu peur dans ma vie et j'ai rencontré des fous... Mais, tout à l'heure, c'était autre chose ! C'était comme toutes les terreurs mêlées... Le mythe terrifiant ! Le Mal !... Qui est-elle ? »

Elle se leva prise d'une inspiration subite. Il y avait quelqu'un à Port-Royal qui, peut-être, pourrait lui parler ouvertement sur la duchesse de Maudribourg, quelqu'un qui la détestait cordialement et ne le cachait pas. Connaître les raisons de cette antipathie aiderait peut-être Angélique à se faire un jugement plus exact sur l'étrange créature.

Elle sortit de la maison. L'orage lointain continuait de rouler au fond de l'horizon ténébreux. Mais un silence ouaté pesait sur le village. Il semblait qu'on dormît solidement et la conscience pure à Port-Royal.

Elle descendit la côte jusqu'aux premières maisons qui bordaient la plage.

En approchant du logis de Cantor, elle vit briller la lampe derrière la lucarne entrouverte et s'arrêta. Était-il seul ? Sait-on jamais avec ces jeunes gens ! Mais, jetant un coup d'œil à l'intérieur, elle sourit. Car il s'était endormi la main encore tendue vers un énorme panier de cerises qu'il avait posé près de sa couche sur un escabeau. Malgré la forte musculature de son beau corps d'adolescent, sur lequel il avait jeté négligemment une couverture, il ressemblait toujours, à ses yeux, au petit Cantor joufflu, qui s'endormait jadis, chaque soir, comme un ange. Dans l'entremêlement de ses boucles d'un blond mordoré, son visage tanné, sa bouche renflée, un peu boudeuse – la bouche des Sancé de Monteloup – ses paupières aux longs cils soyeux, gardaient la candeur de l'enfance.

Elle pénétra subrepticement dans la cahute et vint s'asseoir à son chevet.

– Cantor !

Il sursauta, ouvrit les yeux.

– Ne crains rien. Je suis seulement venue te demander un avis. Que penses-tu de la duchesse de Maudribourg ?

Elle le prenait au débotté, afin qu'il n'eût pas le temps de se méfier et de se refermer sur lui-même à son habitude.

Il s'assit, à demi appuyé sur un coude, et la regarda d'un air soupçonneux.

Elle attrapa le panier de cerises et le posa entre eux deux. Les fruits réjouissaient l'œil et le palais. Ils étaient énormes, brillants et vraiment d'un rouge cerise étincelant.

– Donne-moi ton opinion, insista-t-elle. J'ai besoin de savoir ce que tu sais d'elle.

Il prit le temps de croquer deux cerises et de cracher les noyaux.

– C'est une putain, déclara-t-il enfin avec solennité, la plus effroyable putain que j'ai rencontrée dans ma vie.

Angélique n'osa pas lui faire remarquer que sa vie ne comptait que quinze années et que, dans ce domaine un peu particulier, elle était plus courte encore.

– Qu'entends-tu par là ? demanda-t-elle d'un ton neutre, tout en prenant une poignée de cerises et en contemplant dans le creux de sa main leur rubis étincelant.

– Qu'elle débauche tous les hommes, dit Cantor, et même mon père... Elle a essayé... et même moi.

– Tu es fou, dit Angélique en sursautant. Veux-tu dire... Veux-tu dire qu'elle t'a fait des propositions ?

– Mais oui ! affirma Cantor avec un mélange d'indignation et de satisfaction naïve, pourquoi pas ?

– Un gamin de seize ans... Une femme de cet âge... et puis... non, c'est impossible, tu perds la tête !

Qui était fou ?... Tous, et chacun, semblait-il. Bien qu'elle fût préparée, depuis ce soir, à tout entendre, le renversement était trop brutal de l'image qu'elle s'était faite d'Ambroisine de Maudribourg, pieuse, pudique et même frigide, éloignée de l'amour et des hommes, un peu enfantine, guindée, dame d'œuvres, Ambroisine, agenouillée récitant le chapelet pendant des heures avec toute sa troupe fidèle.

– Les Filles du roi ont pour elle un respect, une considération filiale... Si elle était ainsi... elles le sauraient...

– Je ne sais pas comment elles se débrouillent avec elle, dit Cantor, mais, ce que je sais, c'est qu'elle a mis tout Gouldsboro à l'envers... Pas d'homme, vous dis-je, qui n'aurait eu droit à ses assauts et qui saura ceux qui ont succombé... J'ai mes idées là-dessus et ce n'est pas pour me donner de l'estime pour certaines gens...