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Le quartier-maître Vanneau était là aussi. Mais Delphine Barbier du Rosier ne le regardait pas. Tête basse, les yeux baissés, et comme résignées à leur sort étrange et cahotique, les Filles du roi suivaient leur « bienfaitrice ».

Le malheureux Adhémar, chargé de chaînes, fut le premier à monter dans la barque.

– Madame, ne m'abandonnez pas ! criait-il, tourné vers Angélique.

Mais elle ne pouvait rien pour lui. Elle lui assura qu'elle avait obtenu de Phipps qu'il aurait la vie sauve, et lui communiqua l'espoir que les Anglais, « eux », le renverraient peut-être en France...

Au moment de monter dans la barque, Ambroisine de Maudribourg s'arrêta devant Angélique et celle-ci comprit cette fois que l'inconcevable vérité, entrevue comme dans un éclair une nuit de cauchemar, était bien le fond de la vérité vraie.

Elle avait devant elle un être qui voulait sa destruction, sa perte... sa mort même. Comme jetant le masque devant la partie perdue, la duchesse n'essayait plus de dissimuler sa jalousie, sa haine...

– Est-ce à vous que nous devons ce bel arrangement ? glissa-t-elle à mi-voix tandis qu'elle essayait d'afficher un sourire insolent.

Angélique ne répondit pas.

La haine qui flamboyait dans les prunelles d'Ambroisine effaçait tout souvenir de ce qui, entre elles, avait pu être comme une entente ou le début d'une amitié.

– Vous avez voulu vous débarrasser de moi, reprit la duchesse, mais ne croyez pas triompher si facilement... je continuerai à mettre tout en œuvre pour vous abattre... et un jour viendra où je vous ferai pleurer des larmes de sang...

Quatrième partie

Le fond de la baie française ou les attentats

Chapitre 1

Plus on s'en allait vers le fond de la Baie Française, plus toute chose paraissait s'accentuer, s'exagérer, se piquer au jeu d'étonner, de surprendre, d'effrayer, tout se voulait gigantesque, démesuré, imposant, hors du commun, la beauté des paysages, la splendeur des arbres, la hauteur des marées, la violence et la sauvagerie des habitants, l'épaisseur des brouillards, la saveur des homards et des coquillages, la profondeur des fjords, la variété et le nombre des oiseaux aquatiques, nichés dans les tourbières de... Tintamarre, l'intensité des couleurs minérales : le rouge des grès, le blanc du sel, le noir de l'anthracite, la sinuosité des rivières, innombrables, la majesté des chutes d'eau et la multiplicité des cascades, la fertilité des terres, le pullulement des bêtes à fourrure et la richesse poissonneuse des eaux.

Et comme le recel de trésors insolites engrangés là par quelque brigand fou, peut-être le dieu Gloose-cap lui-même, une variété infinie de curiosités naturelles, les eaux réversibles de l'embouchure de la Saint-Jean, le mascaret du Petit-Codiac, les grottes de glace, les arbres de pierre...

La mer rejetait sur les grèves des morceaux de charbon, des opales, des améthystes, de la cornaline, du cuivre...

Ce soir-là une grosse chaloupe de douze tonneaux dansait sur les flots, longeant la côte nord de la baie de Chignecto.

Angélique, assise à l'arrière, regardait avec appréhension défiler les hautes falaises rougeâtres dont le sommet disparaissait derrière un rideau de brume pluvieuse.

Elle avait le sentiment de pénétrer dans un pays interdit gardé par des dieux hostiles.

La barque, nantie d'une seule voile carrée, était manœuvrée parfois à la rame. On n'allait pas vite. L'équipage était composé de quelques Acadiens et sauvages Mic-Macs, leurs compagnons de course plutôt que leurs matelots. Le propriétaire de la chaloupe était Hubert d'Arpentigny, le jeune seigneur du cap Sable, le pilote, son intendant Pacôme Grenier.

Angélique prenait patience, rêvant que dans quelques jours elle joindrait le comte de Peyrac sur la côte est de l'autre côté de l'isthme. Elle essayait en ce moment de le gagner de vitesse, et c'était peut-être une folie qu'il lui reprocherait, puisque, au fond, il lui avait plus ou moins implicitement recommandé à son départ, de l'attendre bien patiemment à Gouldsboro.

Mais il n'était pas prévu alors que se noueraient en quelques jours – deux semaines au plus – tant d'événements et de drames qui avaient rendu aiguë entre eux la nécessité de se joindre. Il fallait absolument qu'Angélique le trouvât pour le mettre au courant de ce qu'elle savait, ou devinait ou pressentait, et pour apprendre ce que lui-même avait découvert. Or, voici qu'étant encore à Port-Royal elle avait appris que, ne retournant pas à Gouldsboro, il faisait voile vers le golfe de Saint-Laurent, en contournant la presqu'île de la Nouvelle-Écosse. Elle ne pouvait plus attendre.

Il leur fallait être deux, pour lutter, s'unir, rassembler leurs forces, se communiquer leurs certitudes ou leurs appréhensions.

Cette histoire d'Ambroisine de Maudribourg, Angélique ne parvenait pas à la situer par rapport à leur propre combat. C'était comme une intrusion diabolique, intervenant à l'heure où, en butte à de mystérieuses hostilités, ils avaient l'un et l'autre peine à voir clair, à discerner d'où venaient les menaces réelles, qui était clairement l'ennemi.

Pour en avoir parlé avec son fils et appris par lui certaines manœuvres mensongères que la duchesse avait menées à Gouldsboro, Angélique ne pouvait plus se leurrer sur la volonté malfaisante qui avait poussé la naufragée à semer le malheur et la discorde parmi ceux qui l'avaient recueillie. Et sans cesse lui revenaient en mémoire des faits, des mots, des réactions imperceptibles qui maintenant prenaient un sens nouveau. Elle se souvenait d'une réflexion d'Adhémar, le pauvre naïf, un jour qu'elle lui disait : « Prends garde à ne pas réveiller Mme de Maudribourg. » Et lui, répondant : « Oh ! ça ne dort pas ces êtres-là. Ça fait seulement semblant. » Une étonnante mise en garde contre l'étrange activité d'Ambroisine qui, elle le savait maintenant, était sans cesse à fouiner dans Gouldsboro, une mise en garde qui était passée par-dessus sa tête, tant l'autre avait su la persuader de son inaction : « Je suis restée à prier tout le jour. J'ai dormi plusieurs heures... »

Et la réaction de l'Indien Piksarett. Il lui semblait qu'elle comprenait sa brusque volte-face. « Prends garde, un danger te menace... » Ambroisine de Maudribourg se tenait à quelques pas. Avait-il senti lui, Indien si sensible aux interventions obscures des esprits invisibles, le pouvoir démoniaque habitant cette femme...

Angélique passait une main sur son front.

« Je m'égare... Il faut revenir à des réalités plus saines. Une femme jalouse, perverse et qui cherche à détruire un bonheur qu'elle ne peut supporter de rencontrer, ceci reste dans les limites du normal... » Ce qui l'était moins, c'était peut-être jusqu'à quelles extrémités cette femme habile avait poursuivi son œuvre de destruction... Se trouvait-elle sous les fenêtres d'Abigaël la nuit où Angélique avait entendu le cri inhumain ? Était-ce elle qui avait versé une mixture empoisonnée dans la tisane d'Abigaël ? « Mais alors, se disait Angélique, c'était une femme capable de TOUT !... »

Elle n'osait pas prolonger plus avant la recherche d'une vérité qu'elle ne pouvait étayer de toutes les preuves. Cela paraissait trop fou, monstrueux. Lorsqu'elle serait près de Joffrey, elle lui montrerait la taie écarlate. Là, elle oserait poser tous les faits devant lui, essayer de comprendre aussi pourquoi, pourquoi, la duchesse de Maudribourg avait été poussée à agir ainsi envers eux. Elle n'était qu'une naufragée elle-même victime de circonstances dramatiques et criminelles. Car enfin, existaient-ils ces naufrageurs qui avaient attiré La Licorne sur les récifs !...

Angélique se remémorait les pièges qui leur avaient été tendus depuis qu'au printemps ils avaient quitté Wapassou, oubliait un peu Ambroisine, pour retourner aux prémices d'un guet-apens, là, plus évident, quoique, lui aussi, caché et venu par ruse. Mais l'heure sonnerait de déchirer le voile. Les mystérieux occupants du bateau à l'oriflamme orange montreraient leurs visages. Ils deviendraient des hommes qu'on pourrait combattre, vaincre, pendre haut et court pour vilenies et traîtrises. Ils parleraient auparavant. Par eux, on remonterait à la source, on saurait d'où venaient ces coups, qui les avaient payés pour frapper. Maintenant que Joffrey était à leurs trousses, le dénouement ne serait pas long à éclater. Elle lui faisait confiance.