Piksarett était agenouillé devant le corps. Elle le distinguait à peine, mais l'odeur fauve qui émanait de sa personne la remplit d'aise. C'était bien lui.
Il s'occupait à retirer la flèche que sa victime portait plantée entre les omoplates. Puis il retourna le corps. Dans l'obscurité, le visage du mort fit une tache blanchâtre que la bouche ouverte trouait d'ombre. On ne pouvait distinguer ses traits.
– Où courais-tu encore, ma captive ? dit la voix de Piksarett, crois-tu que tu pourras m'échapper toujours ? Tu vois, je t'ai rejointe à temps.
– Tu m'as sauvée, dit Angélique avec ferveur. Cet homme voulait me tuer.
– Je le sais. Il y a plusieurs jours que je « les » guette. « Ils » sont nombreux. Six, sept...
– Qui sont-ils ? Des Français, des Anglais ?
– Des démons, répondit la voix de Piksarett.
Le sauvage, superstitieux, dans sa simplicité native, formulait sans honte ce qu'elle savait déjà. Seulement, « ils » étaient plus proches maintenant. Ils se dévoilaient au lieu d'agir dans le mystère et on pourrait voir leurs visages. Il est vrai que de tels visages ne se découvrent qu'au moment de frapper.
– Tu as froid, remarqua Piksarett qui l'entendait claquer des dents.
Et elle tressaillit de reconnaître sa voix familière.
– Vêts-toi avec la défroque de cet homme.
Il détacha la ceinture qui portait un pistolet et dépouilla le cadavre de sa casaque, mi de cuir, mi de laine. Angélique enfila le vêtement et se sentit mieux. Elle aurait donné cher pour découvrir les traits de l'ennemi invisible. Mais Piksarett ne voulut pas tirer celui-ci à la lumière du clair de lune.
– Attendons l'aube, proposa-t-il. Je suis seul ici et s' « ils » rôdent encore « ils » peuvent nous surprendre. Quand le jour viendra, « ils » s'éloigneront.
Elle aurait voulu lui demander ce qu'il faisait là, pourquoi il se trouvait, seul, lui un Narrangasett, à errer au pays des Malécites, s'il savait où se trouvaient Michel et Jérôme et pourquoi il s'était « enfui » de Gouldsboro. Mais la meilleure façon de ne pas obtenir de réponse d'un Indien, c'est de lui poser des questions. Elle se tut donc. Elle était étourdie de fatigue et commençait à ressentir les douleurs de ses blessures touchées par le sel. Un peu avant le jour, Piksarett fut intrigué par un feu qui brillait non loin d'eux, dans la crique. Il rampa jusque-là et revint en disant que c'était des Mic-Macs qui l'avaient allumé, afin de faire sécher leurs hardes et griller des poissons enfilés sur une baguette.
– Ce sont ceux qui étaient avec nous dans la chaloupe. As-tu vu les Blancs ?
Non, il n'en avait pas vu.
Angélique s'attendait à découvrir au mort les traits de l'homme blême qui l'avait accostée un soir à Gouldsboro en lui disant : « M. de Peyrac vous demande dans l'île du Vieux Navire. » Elle fut déçue et aussi effrayée de voir que ce n'était pas lui. Il vivait donc encore, plus dangereux que celui qui gisait là. On voyait que ce n'était qu'un homme de main, une brute entraînée à frapper, à donner la mort sans scrupule, ni pitié. Cela se voyait à son front bas, à sa mâchoire dure et maussade. Une tignasse hirsute le coiffait.
Avant de s'éloigner et de l'abandonner aux crabes, Piksarett se pencha et d'un tour de couteau agile s'empara de cette chevelure peu ragoûtante, pour la passer à sa ceinture.
– Nos ancêtres devaient rapporter des têtes, expliqua-t-il à Angélique, saisie. Maintenant la chevelure suffit pour témoigner de nos victoires. Mais lever un scalp au silex comme autrefois, c'était une opération difficile. Heureusement, les Blancs nous ont apporté les couteaux d'acier... Viens ! Allons voir les Mic-Macs. Ils ne sont point comme nous autres, mais ce sont quand même des Abénakis, des Enfants de l'Aurore.
Avec le jour s'était levée la brume. Elle n'était pas trop dense et se dissiperait sous l'effet de la chaleur. En approchant, Angélique et Piksarett entendirent une mélopée mélancolique, à laquelle d'autres voix, dans un bourdonnement monotone, donnaient les réponses.
– Le chant des morts ! chuchota Piksarett.
Ils trouvèrent le grand sagamore Mic-Mac Uniacké, agenouillé devant le corps d'Hubert d'Arpentigny qui avait le crâne fracassé.
– Ils ont tué mon frère de sang, dit-il à Piksarett lorsque celui-ci, après les démarches d'usage, se fut nommé. Ils l'ont frappé comme il sortait de la mer. Je les ai vus.
Piksarett leur communiqua ce qu'il savait sur ces hommes qui, profitant de la nuit et des mauvais parages, avaient attiré leur chaloupe sur les rochers.
– Conduis-moi à eux, afin que je tire vengeance de ce crime. Ah ! Je regrette. (Le visage carré du Mic-Mac d'un brun-jaune, habituellement, était si pâle et ravagé de douleur impuissante qu'on l'eût dit buriné dans l'ivoire.) Ah ! Je regrette de n'être pas né iroquois ou algonquin comme ces Hurons du Nord, afin de torturer ces maudits jusqu'à la mort. Mais leurs chevelures orneront mon wigwam, ou je ne reviendrai pas parmi les miens.
– J'en ai déjà une, dit Piksarett, triomphant.
Il proposa son alliance, qu'ils scellèrent de quelques rites, puis il proposa de les emmener jusqu'à un endroit où l'on pourrait faire chaudière. Après quoi, l'on tiendrait conseil.
Angélique continuait à claquer des dents et c'était maintenant moins de froid que d'horreur. Le cauchemar se prolongeait, se précisait, s'incarnait. Des victimes de La Licorne qu'on avait mises sur le compte des éléments et d'un hasard malencontreux, on arrivait à la mort criminelle de deux Acadiens et de trois naturels du pays. Et, cette fois, l'on savait que cette mort avait été donnée intentionnellement. La disparition d'Hubert d'Arpentigny, jeune seigneur de renom, ne passerait pas sans soulever une grande émotion dans la Baie Française et même jusqu'à Québec, car, malgré les conflits qui opposaient les deux régions, l'Acadie restait, aux yeux du Royaume, partie intégrante de la Nouvelle-France, dépendant du gouvernement du Canada.
Pauvre jeune Hubert d'Arpentigny, si plein de vie et de passions... « C'est ma faute, songeait Angélique, pourquoi l'ai-je détourné de retourner dans sa censive du cap Sable... C'est moi qu'on voulait faire mourir et c'est lui qui a été frappé. »
Un sentiment glacé s'infiltrait en elle : « Notre nom – mon nom surtout – va être encore accolé à quelques désavantages causés aux Français. Pour commencer, le navire des Filles du roi, destinées à Québec, sombrant dans les parages de Gouldsboro puis, aujourd'hui, ce jeune Français de mérite assassiné en ma compagnie... Comment prouver que nous sommes tombés dans un piège ? Personne ne nous croira... On n'écoutera pas le témoignage des Mic-Macs... »
Plus que jamais, maintenant que le danger devenait pressant et se définissait mieux, il lui fallait joindre son mari.
Le groupe des Indiens survivants se scinda en deux. Six d'entre eux s'occuperaient de la sépulture des morts en attendant qu'on puisse les ramener chez eux. Ils joindraient un village proche d'une tribu parente afin d'y trouver des pirogues et d'aller en la presqu'île porter les mauvaises nouvelles.
Uniacké et son lieutenant suivraient l'Abénakis Piksarett qui promettait de les conduire sur le chemin de la vengeance. Angélique fut satisfaite d'entendre Piksarett affirmer que la première chose à faire était de trouver l'homme-du-tonnerre, c'est-à-dire Joffrey, qui possédait des terres depuis l'entrée de la Baie Française jusqu'aux sources du Kennebec.