– M. de la Roche-Posay me l'a remise, expliqua Cantor. Il disait que c'était l'occasion de l'acheminer vers Québec. Je crois aussi qu'il ne tenait pas tant que cela à le garder chez lui.
Bon gré, mal gré, il fallait croire que ce témoignage de la bonne volonté du baron de Saint-Castine à la cause du roi de France finirait par arriver à destination.
Angélique se résigna. Elle trouvait dans les autres malles que lui avait préparées Abigaël ce qu'il lui fallait pour se soigner, se vêtir décemment, reprendre apparence humaine. Elle quitta sans regret l'affreuse casaque du naufrageur. Mais elle prit soin d'en retirer et de ranger soigneusement le papier mystérieux, à l'écriture inquiétante, qui disait :
Semez le malheur sur ses pas afin qu'on l'en accuse...
Chapitre 4
Au matin, laissant sur la gauche la baie de Shépody où se déverse le Petit-Codiac, Le Rochelais s'enfonçait dans l'un des derniers recoins de la Baie Française, là où l'on savait que nichaient parmi les hérons bleus les faucons pèlerins, les canards noirs et les eiders blancs, quelques-uns de ces spécimens humains dont Angélique avait déjà entendu parler, comme n'appartenant ni à Dieu ni au diable, vivant pour eux-mêmes, cachés au fond de leur trou, guettant l'ennemi du haut des falaises rouges ou noires – et était ennemi de tout intrus s'infiltrant dans les méandres des fjords chevelus d'arbres, Marcelline-la-Belle, les frères Defour, un ermite, quelques autres...
La femme aux onze ou douze enfants possédait un modeste manoir avec moulin à scie et à farine, entrepôts et marchandises de traite.
Louant les droits de chasse et de pêche qu'elle avait hérité de son défunt mari, elle tenait fief, protégeant à son tour quelques Français, pêcheurs côtiers ou modestes agriculteurs qui s'étaient accoutumés par là avec leurs épouses et concubines indiennes et toute une bande de petits métis. En tout, une dizaine d'habitations, soixante à soixante-dix personnes.
Le Rochelais jeta l'ancre au pied de ce domaine d'une beauté sauvage.
Un sentier montant, bordé de lupins, conduisait à la maison de bois et de pierres solidement bâtie.
La profusion des lupins, aux hampes gigantesques bleu de ciel, roses et blancs, donnaient aux alentours un aspect de parc royal.
Or, les arrivants trouvèrent la maison vide et l'endroit déserté, bien qu'il y eût encore des braises chaudes dans l'âtre et des poules à caqueter dans les cours.
– Ils ont dû s'enfuir avec leurs ustensiles de cuisine en apercevant nos voiles, dit l'un des hommes de l'équipage qui connaissait les lieux. C'est une coutume des gens de par ici, surtout dans les hameaux français isolés qui n'ont pas de défense. Pour peu que l'Anglais maraude, mieux vaut cabaner dans les bois quelques jours que d'être emmenés captifs à Boston. Les Français ont une sainte horreur de la bouillie d'orge des puritains !
Les passagers du Rochelais décidèrent de tenter leur chance du côté des frères Defour qui gîtaient à une demi-lieue de là.
Ils eurent la chance d'y trouver le troisième d'entre eux, Amédée, qui ne fit pas d'histoire pour leur offrir une généreuse hospitalité. Les frères aînés n'étaient pas encore revenus de l'expédition à la rivière Saint-Jean. Lui et le plus jeune, en compagnie du chat – car ils avaient un chat à leur image, gros, gras, taciturne – gardaient la maison, chassant, pêchant. Il fallait préparer l'hiver, accumuler et échanger les pelleteries qu'amenaient les Indiens, récolter un peu de céréales, de pommes de terre, engraisser le porc, fumer la viande de gibier. Ils vivaient là en seigneurs rustiques, thésaurisant pour on ne savait quel lointain rêve de retourner riches au royaume de France, ou de ne pas y retourner mais simplement de se sentir à l'aise et prospères jusqu'à leur dernier jour. On comprenait que des gens comme ceux-là n'avaient pas envie d'être dérangés. Ni par les gouverneurs, ni par les jésuites, ni par les percepteurs d'impôts.
En revanche, leur hospitalité était sans limite pour leurs amis. L'aîné l'avait déjà prouvé en razziant les soldats du Fort Marie pour les mettre à la disposition du comte de Peyrac. Ils aimaient se montrer généreux aux frais du roi de France. Amédée fut aussitôt d'accord pour conduire Angélique de l'autre côté de l'isthme, sur le golfe Saint-Laurent.
Il prendrait quelques-uns de ses gens pour porter les bagages. Ce serait une affaire de deux journées de marche, peut-être moins, car les marais et les tourbières en cette fin d'été étaient presque asséchés et on les traversait facilement.
Malgré son impatience, Angélique ne put se mettre en route dès le lendemain. Elle souffrait de son pied et sa jambe était enflée. L'état de la plaie qu'elle avait négligée à Port-Royal avait empiré au contact de l'eau de mer. Cela prenait l'aspect d'un ulcère, rebelle à tout remède. Angélique décida de rester au moins un jour entier à reposer sa jambe et à essayer encore l'application d'un autre cataplasme d'herbes, qui aurait peut-être un meilleur résultat que ce qu'elle avait tenté jusqu'ici.
Afin de pouvoir prendre la route au plus tôt, elle s'évertua à se reposer complètement. L'endroit était si complètement perdu, le bout du monde, le fond de la Baie Française, son cul-de-sac qui toutes les vingt-quatre heures s'emplissait d'eau sur une hauteur de douze mètres, qu'on en retirait l'impression d'être désormais à l'abri des hommes et que personne ne viendrait vous y chercher.
Illusion !
Comme, au cours de l'après-midi, Angélique traversait la salle principale de l'habitation, elle y trouva, paraissant l'attendre, le marquis de Villedavray en redingote juponnante, gilet à fleurs et hauts talons, appuyé d'une main sur sa canne à pommeau d'argent et tenant de l'autre un petit enfant joufflu d'environ quatre ans, aux boucles blondes sous un bonnet de laine rouge et qui lui ressemblait étrangement.
– Angélique ! s'exclama le marquis, quel plaisir de vous revoir !
Il ajouta d'un air peiné :
– J'ai appris votre présence ici ! Ce n'est pas bien ! Vous ne m'avez pas averti et pour un peu vous seriez partie sans venir me voir...
– Mais j'ignorais que vous vous trouviez dans les parages.
Les yeux d'Angélique allaient avec hésitation du gouverneur à l'enfant...
– Mais oui, dit le marquis avec fierté, c'est mon petit. N'est-il pas charmant ?
Il ajouta pour plus amples renseignements.
– C'est aussi le petit dernier de Marcelline-la-Belle. Vous ne la connaissez pas, elle ? C'est dommage ! Il faut la voir quand elle ouvre les coquillages !... Dis bonjour, Chérubin !... Il s'appelle Chérubin !... Cela lui va à ravir, n'est-ce pas ? Pourquoi êtes-vous venue loger chez ces ignobles individus, les frères Defour, au lieu de vous arrêter chez Marcelline ?...
– Nous nous y sommes arrêtés, mais elle n'y était pas !
– Ah ! C'est vrai ! Nous étions allés nous réfugier dans la forêt avec les chaudrons. C'est une vieille coutume des Acadiens français. Dès qu'ils aperçoivent un navire inconnu, ils attrapent leurs marmites et courent faire chaudière quelques jours avec les sauvages... C'est très amusant !... Mais, en l'occurrence, j'étais presque certain d'avoir reconnu l'un des navires de M. de Peyrac. Aussi ai-je insisté pour qu'on revienne dans la soirée.
Il regarda autour de lui avec irritation.
– Comment pouvez-vous vous entendre avec ces brutes insolentes ? Non seulement ils se moquent de moi, refusent de payer patente et leur dividende, mais savez-vous l'histoire : ils ont débauché Alexandre !... oui, débauché. Ils l'ont engagé pour faire remonter le mascaret du Petit-Codiac à leurs embarcations marchandes. Et voilà ! Alexandre est perdu pour nous. Il va devenir une brute à leur image, manger avec les doigts, coucher avec les sauvagesses... C'est navrant ! Mais j'ai écrit à Québec pour me plaindre d'eux... Je vous lirai cette lettre avant qu'elle parte. Combien de temps restez-vous parmi nous ?