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– Ainsi donc, tu ne m'abandonnes pas, lui avait-elle dit avec un sourire.

– J'ai reçu des ordres de M. le gouverneur ! expliqua-t-il d'un ton sec.

Que lui avait dit Colin pour le décider ? Les craintes étouffées continuaient à ramper en elle. Colin ! Lorsqu'elle lui avait fait part de ses peurs, que quelqu'un rôdait, essayait d'empoisonner, de tuer, n'avait-il pas réagi bien mollement. Il aurait dû renforcer la défense, le contrôle. Et cette histoire de l'homme au gourdin de plomb, n'était-ce pas destiné à égarer ses soupçons ? Ambroisine avait entendu deux de ses hommes dire qu'il avait des complices dans la baie. Mais avait-elle bien compris ? Colin !... Lorsqu'elle avait parlé du bateau à la « flamme orange », il n'avait pas paru y attacher d'importance... Savait-il qui « ils » étaient... Ses complices !... Colin ! Comme cela faisait mal d'y songer. Colin, leur ennemi ! Non ! Les trahissant, la trahissant, une certitude, tout à coup. Non, impossible ! Et elle respirait profondément, à demi réconfortée. Mais l'hostilité de Cantor... Pourquoi ? Qu'y avait-il en ce Cantor qu'elle ne pourrait jamais apaiser, conquérir ?

Voici qu'il venait s'accouder à la rambarde non loin d'elle, regardant lui aussi vers la terre invisible.

– Tu nous as bien conduits en ce voyage, lui dit-elle.

Il haussa les épaules, comme méprisant un compliment qui risquait d'amollir son attitude réprobatrice.

– Cantor, interrogea-t-elle à brûle-pourpoint, que t'a dit Colin pour te décider à m'accompagner ?

Il tourna vers sa mère son regard vert et elle admira sa beauté juvénile, dans cette irisation de la brume qui semblait adoucir ses traits et auréoler sa jeune silhouette vigoureuse, sa chevelure bouclée. C'était encore un enfant, non sans grâce, attendrissant dans le courage et la sévérité qu'il opposait à un monde troublé et âpre.

– Il m'a dit que je devais partir pour veiller sur vous, fit-il du bout des lèvres. Et il paraissait se moquer de la chose comme d'un prétexte destiné à le berner.

– Ne puis-je donc veiller seule sur moi-même ? demanda Angélique en souriant et en posant la main sur la crosse de son pistolet qu'elle avait à sa ceinture.

– Vous tirez bien, mère, je ne le conteste pas, admit Cantor sans se départir de son ton hautain, mais il y a d'autres dangers dont vous n'êtes pas consciente...

– Et lesquels ?... Parle... J'écoute.

– Non, dit Cantor en secouant sa crinière, si je vous disais qui j'accuse, vous ne l'admettriez pas, vous vous fâcheriez, et me traiteriez de jaloux et de nigaud... Alors ce n'est pas la peine.

Il s'éloigna pour bien marquer son détachement. Qui avait-il derrière la tête ? Qui n'osait-il accuser devant elle ? Berne, Manigault ?... Colin, encore... son père, qui sait ?... Il était tellement excessif... Elle comprenait qu'il y avait en lui quelque chose qu'elle ne pourrait jamais vaincre et calmer. Comme c'était étrange et vain, l'existence...

Un jour, dans un instant de bonheur inouï, elle avait conçu un enfant, et voici que cet enfant devenu homme était devant elle comme un étranger, ne semblant se souvenir que des douleurs qu'il devait à sa mère et non des joies.

La brume suintait autour d'elle poudrant sa chevelure de perles irisées... Elle avait froid et serrait sa mante contre elle, sentant renaître cette pesante appréhension, qui s'était un peu dissipée à son départ de Gouldsboro. Une ombre légère passa près d'elle et ce fut le tour d'Ambroisine de venir s'accouder à ses côtés. Elle portait sa mante noire doublée de rouge. Le rouge s'harmonisait avec ses lèvres qu'elle avait légèrement fardées, le noir avec ses yeux, sa pâleur liliale avec la blancheur d'albâtre des brouillards environnants. Elle était belle et paraissait grandie, moins indécise et hagarde que les jours précédents.

Port-Royal, établissement catholique, nanti d'au moins deux aumôniers oratoriens d'une grande piété, fréquenté par de nombreux religieux de passage, où régnait disait-on une ambiance patriarcale entre les nobles, possesseurs du fief, et la population paysanne, industrieuse et intelligente, lui conviendrait mieux que Gouldsboro, avec son mélange de religions et d'origines diverses.

Angélique fit effort pour lui sourire.

– Je gage que vos filles vont se réjouir de vous revoir. Elles ont dû s'inquiéter à votre sujet. Pauvres jeunes femmes !

La duchesse de Maudribourg ne répondit pas. Elle examinait Angélique avec attention.

– Vous ressemblez à la reine de Septentrion, dit-elle tout à coup, avec ces brumes irisées qui flottent autour de vos cheveux. Sont-ils blonds ou sont-ils blancs ? On dirait un or pâle éblouissant. Oui, la reine des Neiges. Vous eussiez mieux joué le rôle de Christine de Suède que ce mousquetaire en jupons.

Le pilote acadien et Vanneau s'approchèrent d'elles. Ils prenaient leur mal en patience, l'attente était un des éléments de la vie du marin. Eux aussi regardaient dans la direction présumée de Port-Royal.

– Les habitants doivent s'agiter, dit le pilote. Ils ont dû surprendre le bruit de notre chaîne, quand nous avons jeté l'ancre. Ils ne savent si c'est l'Anglais, et la plupart s'apprêtent à fuir dans les bois avec leurs chaudières.

– À moins qu'ils ne nous tirent dessus dès que le brouillard se dissipera, émit Cantor.

– Ça m'étonnerait qu'ils aient beaucoup de munitions, dit le pilote, on dit que le navire de la Compagnie de l'Acadie qui les ravitaille chaque été a été pris par les pirates.

Les yeux ouverts sur l'univers d'un blanc plâtreux qui les environnait, Angélique essayait de percer le mystère des vies cachées derrière ces brumes. Par instants, il lui semblait distinguer des parfums venus de la terre qui trahissaient l'activité des humains, odeurs d'étable ou de feu dans l'âtre, des bruits vagues, des échos incertains. Vers le soir, alors que tout s'assombrissait, le carillon d'une cloche d'église fut perceptible et presque aussitôt un vent froid balaya la surface de la mer, la gaufrant de petites vagues courtes, dissipant à demi le brouillard, et des lumières floues fleurirent soudain tout au long de la rive. Un autre coup de vent et le village de Port-Royal surgit tout entier à leurs yeux, dans le crépuscule, alignant, à mi-côte, ses maisons de bois à hauts toits penchés, avec chacun une grande cheminée au milieu, qui laissait échapper de paresseuses traînées de fumée se mêlant aux nuages passants.

L'établissement français comptait déjà environ quatre cents âmes. Aussi l'ensemble était imposant, les maisons s'étirant le long du rivage jusqu'aux vastes prairies des marais asséchés à l'extrémité du bassin, où se déployaient les arbres fruitiers, où paissaient vaches et moutons.

D'un bout à l'autre de l'établissement il y avait deux paroisses. Cela permettait de processionner entre les deux églises les jours de fêtes.

Hors les lumières dans les habitations, le bourg paraissait peu animé à cette heure. Un troupeau de vaches qu'on devinait à sa démarche dodelinante défilait non loin du bord de l'eau. Leurs meuglements et quelques cris d'appel de bergers résonnaient.

Cantor fit arborer le pavillon de son père, l'oriflamme frappée d'un écu d'argent que tout un chacun commençait à connaître dans les parages de l'Amérique du Nord. Il n'y avait plus qu'à espérer qu'on le verrait du rivage malgré la nuit tombante et que les gens se rassureraient. La chaloupe fut descendue et les passagers y prirent place.

Ils pouvaient distinguer, en s'approchant, un groupe important sur la rive, formé surtout de femmes et d'enfants. Bonnets et fichus blancs s'ébattaient dans la pénombre comme un vol de mouettes.