Béni soit le créateur qui fit les Indiens aussi rapides à la course que le cerf au galop !
Piksarett s'élançant sur le chemin qui conduisait aux domaines de Marcelline-la-Belle, bondissant par-dessus les obstacles, effleurant à peine le sol, volant littéralement parfois, traversant la nuit comme l'éclair, comme le vent, eût inspiré l'estime des dieux pour la créature humaine.
Averti par Angélique du danger qui planait sur les hôtes du gouverneur à bord de l'Asmodée il s'était rué en avant. Il avait eu tôt fait de dépasser Cantor qui courait déjà. Cantor courait avec endurance mais Piksarett avait des ailes.
Angélique les suivait, aussi rapidement qu'elle le pouvait avec son pied malade. Son angoisse était telle qu'elle était à bout de souffle en parvenant à la concession des frères Defour. Il y avait encore une demi-lieue à parcourir.
Elle s'arrêta. Tout à l'heure, elle avait crié, mais en vain, pour retenir Cantor. L'enfant courageux s'était précipité au secours de ses semblables, risquant sa vie pour les prévenir à temps, et le noble Indien aussi.
Et si le bateau sautait alors qu'ils seraient tous deux à bord, avant qu'ils aient pu persuader la compagnie des festoyeurs de l'évacuer.
Angélique était si pétrifiée d'appréhension qu'elle était incapable de penser plus avant, d'adresser même une prière au ciel.
« Ce n'est pas possible, se répétait-elle, ce serait trop horrible. Cela ne sera pas. »
À chaque seconde, le destin statuait du sort de plusieurs vies humaines et peut-être jusqu'à celle de son fils, sacrifié in extrémis. Dans les entrailles de l'Asmodée quelque chose de mortel grignotait le temps et s'avançait vers la catastrophe. À quel moment la conjonction de la marche inéluctable de ce piège et de la course folle de Piksarett et de
Cantor se ferait-elle ? Avant leur arrivée ? Pendant qu'ils seraient à bord ? Ou après lorsque chacun aurait pu être sauvé.
Elle continua plus lentement. Comme elle se trouvait à mi-chemin, une lumière éblouissante parut jaillir du sein de la forêt ténébreuse tandis qu'un fracas étourdissant faisait résonner les échos de la falaise.
Comment parvint-elle jusqu'au fief de Marcelline ? Elle ne saurait jamais...
Elle aperçut le navire qui flambait, en s'engloutissant sous l'eau noire. Puis son regard revint sur la rive et y distingua à la lueur des flammes une foule nombreuse assemblée et la silhouette du marquis de Villedavray qui allait et venait avec agitation en vociférant.
Piksarett et Cantor étaient arrivés à temps.
*****
Piksarett avait surgi parmi les festoyeurs, sur la dunette.
– Sauvez-vous ! avait-il crié, la mort est dans les entrailles de ce navire !
Le marquis de Villedavray fut le seul à le prendre au sérieux. Les autres étaient tous à demi saouls et ne l'entendaient point. Mais le petit gouverneur savait se montrer à la hauteur de certaines circonstances. Son fils sous le bras, et avec une énergie de fer et l'aide de Piksarett et de Cantor, il avait réussi à pousser tout le monde sur le pont et à les faire descendre dans les différentes embarcations qui attendaient pour les ramener à terre.
Une fois sur la plage, les gens s'étaient regardés sans comprendre.
– Que se passe-t-il ? Où est mon verre ?...
Villedavray épousseta ses manchettes et leva le nez vers le grand Piksarett.
– Et maintenant, explique-toi, Sagamore ! dit-il avec solennité. Que signifie ?...
En réponse, un fracas de tonnerre avait empli la baie. Des flammes jaillissaient des abords du navire. En quelques instants, le bâtiment prenait feu, s'inclinait, puis coulait, emportant au fond de l'eau toutes les pelleteries, cargaisons et richesses de M. le gouverneur de l'Acadie.
Chapitre 10
Pouvait-on dénombrer les trésors perdus ? Hors les fourrures, des milliers de livres de marchandises de traite – anglaises évidemment – ou de bijoux et doublons espagnols – acquis par le gouverneur en échange de son influence ou de sa protection près des petits établissements perdus de la Baie qui en étaient souvent les receleurs : des armes, des munitions – à vendre à qui ? en échange de quoi ?... Les affaires du marquis de Villedavray témoignaient du vaste intérêt qu'il portait à toutes choses sous le ciel et du sens exact qu'il avait de leur valeur marchande ou artistique ou somptuaire. Vins, liqueurs, rhum des îles. Les cadeaux reçus de Peyrac à Gouldsboro étaient parmi ceux dont il déplorait la perte le plus amèrement. Seuls les éléments du poêle de faïence hollandais avaient été sauvés, car le marquis les avait débarqués récemment afin de les faire admirer à Marcelline, et aussi pour les envelopper et empaqueter de meilleure façon avant d'entreprendre le voyage de retour vers Québec, au large des côtes de la Nouvelle-Écosse, souvent fort tempétueuses.
Toute la nuit et le jour suivant, les rives du lieu où avait à demi sombré l'Asmodée ressemblèrent a une fourmilière bouleversée. Comment un tel attentat avait-il pu être commis ? On eût pu accuser la négligence, un incendie naturel allumé par quelque matelot allant s'enivrer et renversant sa lanterne ou piétiner dans les cales sans prendre garde à l'atmosphère confinée, comme cela arrivait parfois par les chaleurs sèches de fin d'été. Certaines marchandises entassées fermentaient, un « tafia » trop fort et mal bouché dans sa barrique distillait son alcool, imprégnant l'air surchauffé. Il suffisait d'une étincelle...
Mais on savait qu'il y avait eu préméditation, intention criminelle. Et l'on apporta à Villedavray un tronçon de câble assez étrange, trouvé par un Indien sur le sable d'une crique voisine. Le gouverneur l'examina, hocha la tête et dit, amer :
– Génial ! Vraiment génial !
C'était le déchet oublié ou abandonné comme négligeable d'un matériel de sabotage portatif, des plus efficaces. Il expliqua que les pirates des mers du Sud qui avaient des vengeances à assouvir sur des concurrents déloyaux, mauvais payeurs ou trop oublieux de leurs promesses, se montraient fort inventifs dans la fabrication de mèches brûlant à retardement, ne produisant ni odeur ni fumée et pouvant être placées non loin de la soute aux poudres par un complice qui aurait tout son temps pour fuir. Celle-ci était d'un modèle particulièrement « génial », consistant en un cordon de boyau de poisson, bourré, comme des minuscules saucisses, de grumeaux d'amadou « collés » par une matière noire que Villedavray hésitait à définir, mais qu'Angélique reconnut pour être du calish du Chili car c'était le matériel le plus employé dans les travaux du comte de Peyrac. Une sorte de résine indienne imprégnait le tout.
– Elle permet au contenu du boyau de brûler lentement sans émaner ni odeur ni fumée, estima le gouverneur. On a pu introduire cette mèche près de notre Sainte-Barbe et l'allumer, hier ou avant-hier. Rien ne pouvait l'éteindre ni la révéler avant qu'elle soit parvenue à son but...
– Le navire était pourtant gardé ?
– Par qui ? rugit Villedavray. Des paresseux qui se saoulent, m'exploitent, courent les sauvagesses... Et avec les allées et venues, et préparatifs de la fête, n'importe qui pouvait monter à bord, avec ce cordon en galette sous son chapeau...
Il regarda avec soupçon du côté des frères Defour.
– Hé là ! dit l'aîné. Nous accuserez-vous ?... Vous allez un peu fort, gouverneur !... Vous oubliez que nous étions à bord avec vous ce soir et que sans le Narrangasett nous aurions tous sauté ensemble...
– C'est vrai ! Où est le Narrangasett ?... Comment a-t-il été averti ! Il parlera même si je dois le faire torturer...