Angélique intervint pour épargner Piksarett et dit que c'était elle qui avait été avertie à temps de l'attentat qui se préparait et que seule la rapidité miraculeuse de l'Indien avait pu les sauver. Mais elle se refusa à livrer le nom de Clovis et à donner son signalement, bien que le marquis, tremblant et décomposé d'émotion, la pressât de questions. Le représentant du gouverneur de la Nouvelle-France en Acadie était prêt à lancer tous les sauvages de la région aux trousses de l'homme et à lui faire rôtir la plante des pieds pour lui arracher les renseignements possibles sur les vrais auteurs du désastre. Angélique reconnaissait que, depuis quelques mois, une bande de malfaiteurs rôdaient dans les parages, cherchant, semblait-il, a nuire plus particulièrement au comte de Peyrac et à ses amis. Mais elle se portait garante que celui qui avait risqué sa vie pour venir l'avertir était hors de soupçon de complicité avec eux.
– Je veux pourtant le tenir entre mes mains, criait Villedavray. Il me dira tout, tout ! Nous devons au plus tôt mettre hors de nuire ces bandits.
En cela, la population, et jusqu'aux frères Defour, partageait son avis. L'indignation grondait parmi les colons de la région et aussi parmi les Indiens, à qui l'on avait dit que les Anglais avaient fait couler un navire leur apportant des présents de la part du roi de France. Ils sortaient de la forêt prêts à se mettre en guerre contre n'importe quel ennemi que leur désignerait le gouverneur.
L'obstination d'Angélique à ne pas vouloir donner de détails sur la façon dont elle avait été renseignée mit Villedavray en rage. La perte de ses richesses, et surtout des objets qu'il collectait avec tant d'amour, lui tenait certainement plus à cœur que le salut de sa propre vie. Dans sa douleur, il s'égara.
– Qui me dit que ce n'est pas vous, madame ! qui avez fomenté ce complot. L'œuvre de vous-même ou des vôtres ?... Je crois assez que M. de Peyrac est capable de tout pour assurer son hégémonie sur les domaines français. Il a prouvé plus d'une fois que la ruse lui était familière... Et l'on sait le dévouement que vous lui portez. Supprimer le gouverneur de l'Acadie et ceux qui lui restent dévoués... Quel beau coup ! Le voici maître des lieux... Ah ! je vois clair maintenant.
– Parlez-vous de mon mari et de moi-même ? s'écria Angélique hors d'elle.
– Oui, fit-il en tapant du pied, rouge comme un coq. Ceci l'accuse !
Il brandit le bout de mèche de concentré d'amadou.
– Une chose aussi exceptionnelle ne peut sortir que de ses ateliers diaboliques. Ses ouvriers et ses mineurs sont les plus habiles, les plus industrieux que l'on puisse trouver sous le ciel. Cela se sait déjà d'un bout de l'Amérique à l'autre. Le nierez-vous ?...
Dans un éclair, Angélique comprit que la patte noire de Clovis n'était peut-être pas étrangère à la fabrication remarquable de cette mèche à combustion lente. Aux yeux des moins avertis, de telles œuvres compliquées et savantes étaient signées Gouldsboro et Wapassou. Le concours de l'Auvergnat à leurs ennemis n'avait sans doute pas consisté seulement à l'égarer, elle, sur le chemin du village anglais...
Atterrée, elle examinait le bout de cordon révélateur. Elle-même aurait pu mourir dans cet attentat, mais ne se trouvant pas présente ainsi que Cantor, sa position devenait suspecte. Soudain, la phrase lue sur le bout de papier trouvé dans la casaque du naufrageur prenait un sens terrible : Semez le malheur sous ses pas afin qu'on l'en accuse...
Voyant qu'elle se taisait, Villedavray triompha.
– Ah ! Vous voici marrie ! Il y aurait donc du vrai dans ce que je dis. Comment se fait-il que vous seuls, madame et votre fils, vous vous soyez trouvés absents au moment du festin ?
– Je vous l'ai déjà expliqué, soupira Angélique. On nous a fait mander... et réfléchissez, marquis, que si j'avais voulu vous occire tous je n'aurais pas pris la peine de vous envoyer précisément Piksarett et même mon fils, au risque de les voir sauter tous les deux, avec vous.
– Comédie... ou remords. Les femmes sont sujettes à ces sortes de retournements.
– Assez ! Vous divaguez. C'est votre faute aussi si tout cela est arrivé.
– Comment, c'est le comble, s'écria-t-il d'une voix de fausset. Je suis ruiné, désespéré, j'ai failli perdre la vie. Et vous m'accusez encore.
– Oui, car vous auriez dû nous prévenir à Gouldsboro, nous mettre en garde contre les dangers qui nous menaçaient avec la duchesse de Maudribourg.
– Mais quel rapport ? En quoi ce que je savais sur la duchesse de Maudribourg a-t-il quelque lien avec la bande de criminels dont vous me parlez et la perte de mon bateau ?...
Angélique passa la main sur son front avec égarement.
– C'est vrai ! Vous avez raison ! Et pourtant je sens qu'il y a un lien entre elle et les malheurs qui nous accablent... parce que tout cela est l'œuvre de Satan et qu'elle est possédée du Diable.
Le gouverneur regarda autour de lui avec crainte.
– Vous en parlez comme si elle allait revenir, gémit-il, il ne manquerait plus que cela.
Il s'assit sur un escabeau et s'essuya les yeux avec son mouchoir de dentelle.
– Pardonnez-moi, Angélique. Je reconnais que je me suis égaré dans mes propos. Mon impulsivité me fait commettre quelques impairs mais mon instinct est assez sûr. Pardonnez-moi. Je sais que vous n'êtes pour rien là-dedans et qu'au contraire vous avez sauvé nos vies. Mais reconnaissez que l'amitié que je vous porte à vous et à votre époux me coûte bien cher. Vous devriez au moins nous aider à retrouver l'homme.
– Je ne le peux et, de toute façon, il est loin maintenant.
C'était la première fois qu'il lui était venu à l'esprit qu'un lien pouvait exister entre Ambroisine et les inconnus qui cherchaient à leur nuire. Cela paraissait fou, sans logique, mais quelque chose d'indéfinissable dans l'enchevêtrement des faits avait sans doute peu à peu infiltré cette certitude en elle, et sous l'effet de l'émotion, son inconscient s'était exprimé.
Tout était double, incertain, les buts recherchés échappaient à la logique, mais on y retrouvait partout une sorte de volonté implacable de détruire par tous les moyens, par tous les détours, et d'atteindre au moins aussi sûrement le corps ou l'âme.
Le filet se resserrait avec habileté autour d'elle, ne lui permettant d'échapper à la mort que pour sentir se rapprocher jusqu'à l'angoisse l'épreuve qui guettait son être spirituel. Contre cela était-elle autant armée que pour défendre sa vie ?
Les coups frappés devenaient plus violents, plus cruels, plus sûrs. Et celui qu'elle reçut au cours de cette même journée qui suivit la nuit désastreuse de l'Asmodée fit vaciller sa force d'âme.
Chapitre 11
Angélique était restée chez Marcelline Raymondeau pour l'aider à calmer et à rendre courage au marquis de Villedavray. La marée basse dégageait l'épave et une partie des gens s'y rendit pour essayer de sauver ce qui pouvait être sauvé. Simultanément, les Indiens préparaient leurs chaudières de guerre et une caravane venant de la côte est débouchait des marais apportant des marchandises et des nouvelles.
Marcelline fit chercher Angélique. Elle l'entraîna dans la maison, puis dans sa propre chambre « afin qu'elles puissent causer à l'aise sans être dérangées par tout ce charivari ».
Avec courage, la grande Marcelline se planta devant Angélique et la regarda bien en face.
– Entre femmes faut s'entraider, dit-elle, et souvent la meilleure chose à faire c'est de parler franc. J'ai de mauvaises nouvelles pour vous, madame.
Angélique la fixa avec anxiété mais ne souffla mot.
– Mon fils aîné est revenu de Tormentine, dit Marcelline.