Mais oui ! Elle aussi, dans sa maturité, était tombée amoureuse de l'homme qu'il était devenu. Et cela, sans même le reconnaître...
Le Rescator qui pour elle resterait toujours un peu énigmatique, mais qui l'attendait là-bas, sur la côte est et qui, soudain, lorsqu'il sourirait ou ôterait son masque, redeviendrait son chaleureux compagnon de Wapassou, son ami des moments de douleurs ou de joies vitales, d'une délicatesse, d'une compréhension presque féminine. Quand pourrait-elle l'atteindre enfin, s'assurer de sa réalité, de sa vie parmi les vivants – ah ! Combien un homme mort disparaît vite du monde des vivants !... – de l'appréhender et de le reconnaître à tous ses gestes, ses expressions, le son de sa voix, chaque chose de lui-même, le révélant à son amour attentif et à quoi il lui semblait qu'elle n'avait pas porté assez d'attention, même ces replis soudains, ces colères ou ironies, ou froideur qui l'avaient tant effrayée parce que son être encore puéril y voyait une menace pour elle et non la manifestation d'une personnalité supérieure et cependant très humaine. Il cherchait à s'accorder au monde, à le dompter mais aussi à ne pas se laisser écraser par lui ou entraîner à sa trop facile déchéance.
Dans cet univers qu'il affrontait, elle était devenue peu à peu – comme l'astre emporté dans le mouvement d'une galaxie et qui peu à peu se rapproche de l'astre central – elle était devenue sa première préoccupation. Il le lui avait avoué. « Je suis tombé amoureux de vous, de la femme que vous êtes devenue... Incertain d'avoir assuré encore ma conquête sur votre cœur, aujourd'hui, pour la première fois, je connais la douleur de l'amour... Moi, comte de Toulouse, je dois avouer : vous perdre me détruirait... »
Même s'il exagérait un peu, de tels mots de sa bouche avaient quelque chose de presque trop fort pour son cœur craintif.
Est-ce que cela ne voulait pas dire que c'était trop beau, trop extraordinaire pour être vécu, que cela allait finir, qu'elle arriverait trop tard...
Elle marchait, allait comme le vent, portée par la nécessité de se jeter vers lui et de l'étreindre enfin, vivant, vivant... Alors, ce qu'il y aurait après, ce qu'elle apprendrait ensuite, cela n'aurait plus aucune importance...
Cinquième partie
Le golfe Saint-Laurent ou les crimes
Chapitre 1
Le Breton de Quimper qui, lassé de pêcher tout le jour, seul, dans son petit canot, s'était payé de « courir le marigot », c'est-à-dire d'aller dormir quelques heures dans une crique éloignée, hantée des seuls mouettes et pétrels des rivages, n'en revenait pas de voir surgir des bois cette femme blonde élégante à la façon royale accompagnée d'un seigneur en redingote brodée quoique poussiéreuse, d'un officier, d'un beau blondin genre page et d'une troupe d'Indiens emplumés. À croire que cette année toute la cour de Versailles se baladait dans ces régions lointaines de l'Amérique septentrionale, trouvant plaisir à batifoler le long de rivages puants, brumeux, exhalant des vapeurs d'enfer, pollués de moustiques dans la chaleur oppressante du jour, tandis que les nuits glaciales et humides annonçaient déjà que bientôt on y claquerait du bec dans les rafales polaires de l'hiver.
Déjà à Tidmagouche il y avait cette duchesse et puis maintenant celle-là qui s'amenait des forêts sauvages comme d'une promenade dans un parc et marchait droit sur lui.
Bientôt le groupe des arrivants entoura l'homme, encore couché sur le sable et ahuri.
– D'où es-tu l'ami ? interrogea Villedavray.
– De Quimper, monseigneur.
– Un saisonnier. Ton capitaine paye-t-il patente ?
– Au vieux Parys, oui.
– Et au gouverneur de la région ?
– Qu'il aille se faire f..., répondit l'homme en bâillant bruyamment, toujours étendu.
Après tout il était chez lui, sur ces rives où son grand-père, son arrière-grand-père et tous ses ancêtres depuis plusieurs siècles étaient venus pêcher et saler la morue, chaque saison.
– Voyez l'insolence de ces croquants ! s'écria Villedavray en plantant sa canne avec fureur dans le sable. La morue est une des richesses de l'Acadie. On l'appelle l'or vert. Mais tous ces Basques, Portugais, Normands et Bretons trouvent normal de venir s'engraisser aux dépens de l'État sans lui verser un sou.
– S'engraisser, c'est vite dit, protesta l'homme en daignant se mettre sur son séant.
Il tira sur son haut-de-chausses pour dégager ses mollets maigres, écorchés par le sel.
– On trime dur trois ou quatre mois durant et on ne revient guère plus riche au pays. À peine de quoi se payer quelques bordées avant de repartir.
– Il parle bien le français pour un Breton de Quimper, remarqua Villedavray qui se calmait vite. D'où est ton capitaine ?
– Du Faouët.
– Un Cornouaillais aussi, mais du nord. Ils ont le même dialecte gaélique que les gens de la Cornouaille anglaise. Comment se nomme-t-il, ton capitaine ?
– Si vous allez le lui demander, il vous le dira.
– Parfaitement, et c'est ce que nous allons faire. Car nous sommes sans esquif et tu vas nous prendre dans ta barque et nous conduire à lui.
– Tout ce monde-là ? s'effara l'homme.
Angélique s'interposa.
– Attendez un peu, marquis. Il s'agit de savoir où le navire de ce matelot se trouve à l'ancre et si c'est dans la région que nous voulons atteindre, Tidmagouche près de Tormentine...
Il apparut qu'en effet c'était là que ces Bretons de Cornouaille avaient dressé leurs échafauds pour la saison d'été. Ils avaient un contrat depuis des « siècles » avec le vieux Parys dont Tidmagouche était la résidence d'été et le poste de traite.
– La « grave » est belle et la baie est vaste. Il y a du mouvement pour nous autres sans gêner le travail. Des navires de pirates viennent mouiller puis repartent. On se saoule un peu avec eux.
– N'y a-t-il pas là-bas, en ce moment, une grande dame française, la duchesse de Maudribourg ? interrogea Angélique d'un ton qu'elle voulait détaché.
– Oui-da, une belle garce ! Mais elle n'est pas pour nous. Elle est pour les pirates et pour le vieux. Après tout, je n'en sais rien. Elle n'est peut-être pour personne. Nous autres de la pêcherie, on ne se mêle pas à ce monde-là. On courtiserait bien un peu les filles qui l'accompagnent, mais elles sont sous bonne garde et puis en saison on travaille si dur qu'on n'est guère en forme et notre capitaine nous tient serrés.
Angélique redoutait que l'homme n'accolât le nom de Joffrey à celui d'Ambroisine. Mais il n'en souffla mot. Elle fut un peu lâche. Elle préféra ne pas poser de questions. Le marquis de Villedavray ouvrait des yeux exorbités.
– Comment ? Qu'ouïs-je ?... Qu'entends-je ? La duchesse est là-bas et vous le saviez ! Et vous ne me l'avez pas dit ? !...
– J'ai jugé cela superflu.
– Superflu ! C'est très grave, au contraire. Si j'avais su que cette coquine s'y trouvait, je ne serais pas venu de ce côté. Je me serais rendu à Shédiac avec Alexandre.
– Précisément ! Je voulais que vous veniez. J'ai besoin de votre témoignage.
– Ah ! Charmant ! Et qui vous a avertie de sa présence sur le golfe ?
– Marcelline !
– Et elle non plus ne m'a rien dit ! Voilà bien les femmes, s'exclama Villedavray amer, et outré, elles vous cajolent, vous entourent de soins, vous croyez qu'elles vous aiment... puis, à la première occasion, elles font alliance entre elles et vous envoient à la mort ou vous y entraînent sans le moindre scrupule.
Il se dirigea d'un pas résolu vers l'orée des bois.
– Je retourne.
– Non, le supplia Angélique en le rattrapant par ses basques. Vous ne pouvez pas m'abandonner ainsi.