Le dernier acte s'annonçait qui scellerait la prédestination de leur amour. Allait-elle reculer ? Piksarett vit ses yeux étinceler et frémir les ailes de son nez.
– Bien ! dit-il. Que ferais-je d'une captive sans courage ? J'aurais scrupule d'en demander rançon, tant serait mince son mérite... Certes, moi non plus, je n'ai pas de plaisir à me trouver ici. Je suis seul comme lorsque je rôdais dans la Vallée sacrée des Iroquois. Uniacké se cache dans la forêt avec son parent. Je leur ai promis de leur livrer ceux qui ont tué leur frère de race et de sang, mais ils ne peuvent m'assister avec profit car ils sont étrangers au lieu et craignent les mauvais esprits. Je suis seul et ressens plus de malaise que lorsque je rôdais seul dans la Vallée sacrée des Iroquois, mes ennemis. Mais qu'importe ! La ruse est notre alliée. Ne l'oublie pas et, quoi qu'il arrive, garde tes forces.
Ils revinrent avec lenteur. De loin, l'établissement s'annonçait par les cris des mouettes, des relents nauséabonds, et l'on apercevait au tournant la grève perdue, les maisons dispersées. Les matelots s'activaient tout au long « du galet », autour des échafauds s'avançant au bord de l'eau pour y recevoir la pêche du soir, et où travaillaient les préposés à la « tranche », à la salaison, à l'extraction de l'huile et, au loin, dans la rade, on voyait se balancer le navire breton à l'ancre, dégréé.
Là, comme l'avait dit Piksarett, elle allait se tenir attentive et sans faiblesse, au cœur même de ses ennemis.
Et pour commencer elle irait reprendre à Ambroisine le pourpoint de Joffrey.
Chapitre 5
Ce pourpoint était le seul vestige qu'elle eût relevé du passage de Joffrey de Peyrac à Tidmagouche.
S'il était vrai, comme l'affirmait Ambroisine, qu'il avait mis la voile l'avant-veille, après avoir séjourné plus d'une semaine dans ce port, son séjour, avec tout le désordre qu'entraîne le repos à terre d'un équipage, laissait remarquablement peu de traces. À croire qu'il n'y était jamais venu. Il faudrait qu'elle interrogeât autour d'elle : les pêcheurs, les quelques habitants fermiers qu'elle avait entrevus, et aussi Nicolas Parys, le propriétaire de la côte, qui les conviait ce soir à venir manger en son manoir fortifié sur la falaise.
Le reste de la caravane était arrivé en fin d'après-midi. Les gens étaient fourbus, dévorés par les moustiques et les sangsues des marécages.
Le marquis de Villedavray vint, à l'heure du souper, gratter à l'huis de la cahute où elle s'était installée avec son fils et ses bagages.
– Êtes-vous prête, chère amie ?
Angélique l'admira de se présenter fringant dans une redingote de soie prune ouverte sur un gilet brodé de petites roses et chaussant des souliers à boucles.
– J'emporte toujours une tenue de rechange avec moi, expliqua-t-il.
Non sans mérite, il avait encadré son visage boursouflé de piqûres de moustiques d'une perruque poudrée.
– Je connais les habitudes du vieux. Il réclame un certain protocole. À part cela, je vous avertis tout de suite, nous allons nous trouver dans la plus belle assemblée de bandits qu'on puisse rencontrer à cent lieues à la ronde. Nicolas Parys a le don de s'entourer de crapules sans gloire. Il les attire, semble-t-il, à moins que les gens ne débauchent à son contact.
Il regardait autour de lui avec appréhension.
– L'absence du comte rend notre situation encore plus difficile. Une vraie malchance ! Qu'avait-il besoin d'aller se promener à Plaisance ! Mais on affirme qu'il sera de retour dans moins de deux semaines... De toute façon, ne nous séparons pas, chuchota-t-il. J'ai demandé à être logé dans votre voisinage. Veillez aussi à votre nourriture. Ne mangez que ce que vous aurez pris dans le même plat que les invités et attendez pour porter la nourriture à votre bouche qu'ils aient commencé de manger. J'en ferai autant, et j'ai fait également cette recommandation à votre fils Cantor.
– Si les autres convives sont dans le même état d'esprit et si nous attendons tous, dit Angélique avec un rire nerveux, ça va être drôle !
– Ne plaisantez pas !
Villedavray était sombre.
– Je suis très inquiet. Nous voici dans l'antre de Messaline et du roi Pluton.
– L'avez-vous vue ? interrogea Angélique.
– Qui cela ?
– La duchesse !
– Non, pas encore, répondit le marquis d'un air qui prouvait qu'il n'avait aucune hâte de la rencontrer. Et vous ?
– Oui, je l'ai vue.
L'œil du marquis s'alluma.
– Et alors ?...
– Nous avons échangé quelques paroles, assez vives je le reconnais, mais, comme vous le voyez, nous sommes encore en vie toutes deux.
Le marquis de Villedavray l'examinait.
– Vous avez les yeux rouges, dit-il, mais vous ne semblez pas abattue. Bien ! Cramponnez-vous. J'ai comme un pressentiment que la partie va être serrée.
Pour une fois la langue acérée du marquis de Villedavray parut à Angélique s'être montrée au-dessous de la vérité et avoir fait des hôtes de Nicolas Parys et de lui-même une description, après tout, assez indulgente.
En les dénonçant comme une assemblée de bandits, il n'avait pas traduit l'impression inquiétante que l'on éprouvait, en la présence de Nicolas Parys et de ses hôtes et voisins. Ils semblaient le produit à la fois de la vie rude, de la débauche sans frein, d'une avidité de rapaces à thésauriser tout ce qui pouvait tomber sous la main ou se monnayer dans les parages de ce nid d'aigles. Une sorte d'hérédité de noblesse donnait à ces hommes exilés sur la terre d'Amérique un goût du faste, grossier et comme dégénéré mais assez impressionnant.
Pas de femmes ici, à part Ambroisine et Angélique ce soir, ou des Indiennes concubines qui erraient aux alentours de l'habitation, insolentes ou abruties d'alcool.
Nicolas Parys avait eu une fille d'une Indienne qu'il avait épousée. Il l'avait fait élever aux Ursulines et l'avait mariée au fils d'un hobereau du voisinage, lui donnant en fief la presqu'île de Canso et l'île Royale.
À la lueur fumeuse de grosses torchères de résine plantées dans des anneaux de fer au mur et dans des candélabres, la table apparut emplissant la pièce comme pour un banquet, surchargée de victuailles de toutes sortes parmi lesquelles s'alignaient tant bien que mal les écuelles de bois destinées aux hôtes du festin ainsi que quelques cuillères et couteaux disparates.
On comprenait qu'en bien des cas les doigts devaient faire office de fourchettes.
En revanche, pour le vin il y avait de véritables hanaps d'or ou de vermeil, et Villedavray guigna immédiatement dessus. Ainsi que sur des petits verres de cristal taillé destinés à l'alcool.
La boisson ici était reine. On la comprenait à cet apparat dont on l'entourait et aux nez généreusement allumés des participants. Il y avait des fûts dans les coins, des tonnelets posés sur pied, des cruches pleines, et des fiasques de rhum en verre noir, à long col.
L'ensemble, dans ce clair-obscur enfumé, rappela à Angélique l'ambiance qu'elle avait rencontrée jadis, durant son voyage en Méditerranée, dans un petit château sarde où régnait, mi-naufrageur, mi-pirate, un seigneur au même regard de loup et à la même superbe dangereuse que ses hôtes du moment.
Ils se tenaient cinq ou six ou peut-être plus – mais on voyait mal – autour de la table, et quand les dames entrèrent, toutes ces trognes rubicondes s'éclairèrent de sourires avenants, tandis que sur un signe du sieur Nicolas Parys, ils s'inclinaient dans une révérence à la française. Le mouvement galant fut d'ailleurs interrompu à peine ébauché par l'irruption de deux monstres, qui, couchés devant l'âtre, bondirent avec des grognements épouvantables et foncèrent sur le groupe entrant.