Le vieux Parys décrocha un fouet à mèche du mur et frappa un peu à l'aveuglette.
Il réussit à ramener au calme les deux monstres qui se révélèrent être d'énormes chiens d'une espèce inconnue. On les trouvait, paraît-il, en l'île de Terre-Neuve, où l'on racontait qu'ils étaient un croisement d'ours et de dogues abandonnés en cette île par une expédition coloniale. Il est vrai qu'ils tenaient de l'un et de l'autre par leur taille gigantesque et massive et leurs poils touffus comme une fourrure. Leur maître assura qu'ils nageaient comme des marsouins et pêchaient le poisson.
L'objet de leur colère subite avait été l'apparition de Wolverines le glouton, s'introduisant sans timidité excessive sur les talons de Cantor et des invités.
Il se tenait maintenant en arrêt sur le seuil, son ample queue en panache et découvrant toute sa mâchoire méchante aux dents aiguës, prêt à affronter les colosses en combat singulier.
– Ho ! Ho ! Qu'est-ce que c'est que ça ? s'écria un des hommes.
– Un glouton, constata Nicolas Parys, la plus féroce bête de la forêt. Celui-ci a dû sortir des bois, par erreur. Mais c'est curieux : il n'a pas l'air effrayé.
Cantor intervint.
– Il est apprivoisé. C'est moi qui l'ai élevé.
Angélique s'aperçut qu'Ambroisine tremblait de tous ses membres.
– Votre fils a encore amené cette horrible bête avec lui ! C'est intolérable, fit-elle d'une voix dont elle contrôlait avec peine la tonalité prête à virer à l'aigu. Regardez-le. Il est dangereux. Il faut l'abattre.
Il y avait une telle détestation dans le regard qu'elle fixait sur Cantor qu'on eût cru presque qu'elle parlait de lui et Angélique frémit de crainte pour son fils.
– Pourquoi l'abattre ? Laissez cette bête tranquille, moi elle me plaît, dit le vieux Parys.
Et, tourné vers Cantor :
– Bravo, mon garçon ! Apprivoiser un glouton, c'est rare. Tu es un vrai coureur de bois. Et beau comme un dieu avec ça. Hé ! Hé ! Gouverneur, il doit vous plaire ce garçon, pas vrai ? Mange, rassasie-toi mon fils ! Mesdames, allez-y !
Le propriétaire des plages du golfe Saint-Laurent était un peu bossu, un peu borgne, mais sa personnalité contondante qui en avait fait, à coups de rapines, d'audace, de complots habiles, le roi de la côte est lui ressortait par tous les pores. En sa présence on se plaçait instinctivement sous sa dépendance.
Un des fils de Marcelline ou un des frère Defour ne lui paraissant pas avoir fait assez de frais pour lui dans son habillement, il le pria d'aller se mettre en « tenue de cour » comme il disait. L'autre protesta qu'il sortait des marécages...
– Bon, ça va ! concéda l'hôte, va dans ma chambre prendre une perruque et colle-toi ça sur ton crâne de brute, je m'en contenterai pour ce soir.
Il avait fait placer les deux femmes présentes à chaque extrémité de la longue table et lui-même étant assis au milieu, son œil chassieux allait de l'une à l'autre avec une évidente satisfaction tandis qu'un sourire étirait sa bouche édentée. Cependant, ce qui lui restait de dents ne l'empêchait pas de faire honneur au festin qui se composait surtout de gibiers à plume accompagnés de sauces fortement épicées, et de trois ou quatre cochons de lait rôtis sur des braises dans leur peau craquante. Pendant quelques instants on n'entendit que le craquement des os et le bruit des mâchoires et des clappements de langue. Deux grandes miches d'un pain bis à la croûte presque noire permettaient aux amateurs de saucer largement leurs écuelles de bois, ce dont personne ne se privait.
À travers la pénombre embrumée, Angélique distinguait en face d'elle le pâle et ravissant visage d'Ambroisine. La vapeur exhalée des mets comme celle de la fumée du tabac que pétunaient quelques Indiens estompaient les traits de la jeune femme. Elle était là-bas comme une apparition surgissant de l'encens de quelques offrandes maléfiques et dans la nacre de sa face, ses prunelles sombres semblaient immenses. Angélique les sentait fixées sur elle, tandis que les lèvres entrouvertes souriaient sur l'étincelle de ses dents enfantines.
Un malaise régnait.
– On n'y voit goutte, chuchota Barssempuy penché vers le marquis, son voisin.
– C'est toujours comme ça chez lui, répondit de même Villedavray. Je ne sais pas s'il s'imagine que son luminaire est excellent ou s'il fait exprès, mais lui ça ne le gêne pas. Il voit dans l'obscurité comme les chats, il guette comme eux.
Et, en effet, les yeux du vieux Parys par-dessus les carcasses qui s'amoncelaient de plus en plus devant lui ne cessaient d'examiner autour de lui, tandis que les autres se débattaient tant bien que mal avec ce qu'ils avaient dans leurs assiettes.
Les regards de Nicolas Parys s'attardaient sur Angélique, sur Piksarett qui avait pris place d'office à la droite de sa « captive », sur Cantor qui se trouvait à sa gauche. Puis les vins ayant été versés dans les hanaps d'or, les langues se délièrent et l'on commença à échanger des histoires.
Au premier abord et trompée par la semi-obscurité, Angélique s'était imaginé que tous les hommes présents lui étaient inconnus mais elle reconnut dans l'un d'eux le capitaine de La Licorne Job Simon, l'homme à la tache violette. Sa barbe touffue et sa chevelure hirsute avaient encore grisonné. Il était encore plus voûté et ses yeux globuleux sous ses sourcils hérissés regardaient fixement devant lui.
Il y avait aussi le secrétaire Armand Dacaux et elle se demanda comment elle avait pu ne pas le reconnaître aussitôt, le confondre dans « cette assemblée de malandrins », car il lui avait toujours paru un homme de manières distinguées quoique un peu obséquieuses. Mais – jeu de la pénombre ou de son imagination inquiète – voici que la ventripotence discrète de M. Armand lui ressortait comme une obésité malsaine, son menton assez plein, ses lèvres épaisses ouvertes sur un sourire qui se voulait toujours aimable, trahissant une sensualité écœurante. Derrière les verres de ses lunettes brillait l'éclat d'un regard fixe, émerillonné, la monture des lunettes tout à coup paraissait énorme, lui donnait un air de hibou cruel, un peu fou.
Il y avait aussi l'aumônier de Nicolas Parys, un Récollet suant et congestionné, à la trogne allumée par l'alcool.
Non loin d'elle se trouvait le capitaine du morutier qui était à l'ancre dans la baie, l'homme du Faouët. C'était un autre type, plutôt maigre, taillé dans du granit. Elle s'aperçut qu'il buvait comme un trou, mais ne se laissait jamais aller. Ses libations se trahissaient par l'arête de son nez mince devenant de plus en plus rouge. À part cela, il restait raide sur son banc, riait à peine, mangeait solidement.
Villedavray sauvait l'atmosphère en racontant avec esprit des gauloiseries accessibles à tous et qui mettaient de bonne humeur.
– Je vais vous raconter ce qui m'est arrivé un jour, commençait-il de sa voix douce.
Il avait le don de tenir son auditoire en haleine jusqu'au moment où l'un de ceux qui l'écoutaient bouche bée grommelait :
– Gouverneur, vous nous faites marcher.
– Eh bien ! Oui, convenait-il, ce n'était qu'une plaisanterie.
– On ne sait jamais avec lui s'il ment ou s'il raconte la vérité, disait quelqu'un.
– Savez-vous ce qui m'est arrivé à mon dernier anniversaire ?
– Non ?
– Eh bien ! voilà, comme chaque année j'ai réuni tous mes amis à bord de l'Asmodée, ce ravissant bateau, un petit Versailles flottant... vous le connaissez tous... La fête battait son plein quand tout à coup...