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– Quoi donc !...

– Le bateau a sauté.

– Ha ! Ha ! Ha ! s'esclaffèrent bruyamment les convives.

– Vous riez, dit Villedavay d'un ton peiné, et pourtant c'est la vérité. N'est-ce pas vrai, chère Angélique ? Et vous, Defour, n'est-ce pas vrai ? Le bateau a sauté, flambé, coulé...

– Fichtre ! dit Nicolas Parys, quand même saisi, comment vous en êtes-vous tiré ?

– Par intervention céleste, dit dévotement Villedavray en levant les yeux au ciel.

Angélique admirait Villedavray de se montrer si plein d'aisance ; il mangeait de bon cœur et ne paraissait plus songer aux recommandations qu'il avait faites à Angélique à propos de poison. Il est vrai que dans une telle pénombre il n'y avait rien d'autre à faire que d'adresser une prière au ciel à chaque bouchée et de penser à autre chose. Malgré elle, Angélique hésita lorsque le capitaine breton lui tendit une jatte remplie d'un liquide indistinct.

– Goûtez-moi cette sauce, madame. Tout est bon dans la morue quand elle est fraîche. La tête, la langue, le foie. On les délaye dans l'huile et le vinaigre avec un piment... goûtez cela.

Elle le remercia et l'entretint afin qu'il ne remarquât pas trop qu'elle ne faisait pas honneur au mets en question. Elle s'informa s'il était satisfait de la saison de pêche. Depuis combien d'années venait-il dans le coin ?

– J'y suis quasiment né. J'y venais déjà avec mon père quand j'étais moussaillon. Mais il ne faut pas se laisser prendre par l'Amérique. Si j'avais écouté le vieux Parys, je ne serais plus qu'une épave. Quatre mois l'an, cela suffit ! Les dernières semaines on est tous à moitié dingues. C'est la sécheresse, le travail de forçat... J'ai encore et encore de la morue à saler et des cales à remplir, je n'en vois pas le bout... Mon fils est malade, ça le prend chaque saison vers la fin, quand la poudre tombe des arbres... Il ne peut plus respirer. Je dois le laisser sur le navire en rade, il a plus d'air...

Malgré la faconde du marquis, Angélique, lorsque ses yeux rencontraient ceux d'Ambroisine, ne pouvait surmonter sa tension intérieure. Par instants, sans même en avoir conscience, elle se tournait vers la porte. Joffrey allait-il surgir tout à coup ? S'il avait pu se dresser sur le seuil, sa haute silhouette de condottiere dominant l'assemblée, son regard d'aigle se posant sur ces faces diverses dans la pénombre, ah ! quel soulagement ! Peut-être un sourire caustique naîtrait-il à ses lèvres en les apercevant tous et elle parmi eux. Il connaissait son monde. Mais il ne craignait personne. Même ces hommes-ci devaient changer d'allure et de ton lorsqu'ils s'adressaient à lui, elle en avait la certitude. Ah ! Pourquoi n'était-il pas là ?... Où était-il ?

Une crainte affreuse l'envahissait. Et s'ils l'avaient tué ? Là, sur cette grève perdue, dans ce bouge du bout du monde, poussée par la Démone, ils l'avaient tué !

Sous le regard de Nicolas Parys qu'elle sentait revenant à elle continuellement, elle se forçait à avaler, craignant qu'il ne la traitât de mijaurée. Heureusement, il y avait à ses côtés Piksarett déchiquetant allègrement sa viande de ses dents de belette et Cantor absorbé à se réconforter avec la conscience pure d'un jeune homme qui a fait une longue étape dans la journée.

Le vieil homme essuya ses lèvres grasses avec un pan de sa perruque.

– Eh bien ! Vous voici, madame de Peyrac, dit-il tout à coup, comme répondant à une réflexion intérieure. C'est une bonne idée d'être venue me rendre visite. Cela me confirme dans mon désir de vous voir régner sur ces lieux.

– Que voulez-vous dire, monsieur ?

– J'en ai assez de ce bled infâme. Je veux retourner au royaume de France pour m'y distraire un peu. Je voudrais vendre mes domaines à votre époux... Mais, contre quoi, voilà la question... Je lui ai demandé de me donner en échange le secret de la fabrication de l'or. Il veut bien, mais cela me paraît compliqué...

– Mais non, c'est au contraire très simple, interrompit la voix enchanteresse d'Ambroisine. Vous qui avez l'esprit si délié, cher Nicolas, je m'étonne que vous vous effrayez de si peu. M. de Peyrac m'a tout expliqué, il n'y a rien de magique, il s'agit seulement de science de chimie et non d'alchimie.

Elle se mit à décrire l'un des processus de la fabrication de l'or que Joffrey de Peyrac avait mis au point particulièrement pour les mines de la région. Angélique reconnaissait au passage les termes familiers dont se servait Joffrey pour lui expliquer ses travaux.

– Comme vous êtes savante, chère petite madame ! s'exclama Villedavray en regardant Ambroisine d'un air ravi, c'est un plaisir de vous entendre et comme, en effet, tout paraît simple. Désormais il me paraît préférable d'amasser de l'or de la façon dont vous dites, plutôt que par des procédés arriérés, comme d'aller faire rendre gorge aux corvéables ou de collectionner les boutons d'habits ou d'uniformes des naufragés de nos côtes...

Nicolas Parys renifla et plissa son nez à plusieurs reprises en le regardant fixement. Le marquis souriait d'un air innocent.

Angélique profita du silence assez lourd qui régna un instant pour poser une question.

– Vous avez donc vu mon mari récemment, interrogea-t-elle en essayant de donner à sa voix un ton ferme et naturel. Il est venu ? Ici ?

L'autre se tourna vers elle d'un air bourru et interloqué et l'observa en silence.

– Oui, répondit-il enfin. Oui, je l'ai vu... (Et il ajouta d'un ton un peu bizarre :) Ici...

Chapitre 6

– Vous n'avez donc pas remarqué les boutons de son habit ? disait Villedavray en la reconduisant à sa demeure. De l'or pur, frappé d'armes. Le noble officier qui en para son uniforme est depuis longtemps digéré par les crabes. J'avais entendu dire que Parys avait commencé ainsi. Peut-être pas en ces lieux-ci, mais les côtes ne manquent pas de par le monde où piller les naufragés. C'est une industrie qui rapporte, pour peu qu'on sache s'organiser. On raconte qu'il a un coffre plein de plus de mille boutons, rien que de l'or frappé de toutes les armes de noblesse du monde. Ce n'était qu'un bruit mais maintenant je suis certain de la chose. Vous avez vu comme il a tiqué lorsque j'ai fait allusion à certaines façons d'amasser de l'or ?

– Êtes-vous assez prudent ? Vous ne devriez pas le provoquer ainsi. Il est peut-être dangereux.

– Mais non ! Nous avons l'habitude, lui et moi, d'échanger ainsi quelques piques. Tout compte fait nous sommes bons amis...

Il avait l'air satisfait et détendu.

– En somme, tout s'est bien passé ! Nous sortons en bonne santé de ces agapes obscures !... C'est un résultat. Je suis content de ma soirée... Dormez bien, chère Angélique. Tout va s'arranger... Confiance...

Mais il n'ajouta cependant pas son habituel : « La vie est belle, souriez ! »

– Je loge tout à côté, lui glissa-t-il. Si vous avez besoin de la moindre chose, appelez-moi...

Comme il lui prenait la main pour lui baiser le bout des doigts, elle le retint convulsivement.

Elle ne pouvait se maîtriser. Il fallait qu'elle se confie à quelqu'un.

– Croyez-vous qu'il soit venu ici ? fit-elle d'une voix hachée et frémissante, j'ai l'impression de faire un mauvais rêve... Où est-il ? C'est affreux de le poursuivre ainsi. On dirait qu'il se dérobe, qu'il fuit devant moi... Où est-il ? Peut-être l'ont-ils tué ?... Peut-être ne va-t-il pas revenir ? Vous qui savez tout, je suis sûre que vous vous êtes déjà renseigné. Dites-moi toute la vérité. Je préfère cela à l'incertitude.

– Il est venu ici, c'est exact, dit le marquis avec mesure, il était encore ici il y a deux jours.

– Avec elle ?