– Que voulez-vous dire, mon enfant ? interrogea doucement Villedavray.
Et il lui prit les deux mains comme pour la soutenir.
– Que raconte-t-on à son sujet... et à celui de la duchesse de Maudribourg ?
– À son sujet ?... Eh bien ! On le connaît, on en a peur ou on l'estime. Il est M. de Peyrac, maître de Gouldsboro, et le bruit court que Nicolas Parys veut lui vendre ses territoires du golfe Saint-Laurent, raison pour laquelle ils se sont rencontrés en ce lieu la semaine passée.
– Et elle ?
– Que savez-vous ? interrogea à son tour le petit marquis.
Angélique rendit les armes.
– Elle m'a dit qu'il était son amant, avoua-t-elle d'une voix étouffée.
Pêle-mêle, elle lui fit le récit de son entrevue avec Ambroisine.
Villedavray se taisait. Il l'écoutait gravement et Angélique sentait qu'elle avait en lui un ami sincère, et de plus de valeur qu'il ne semblait.
Lorsqu'elle se tut, il secoua la tête d'un air dubitatif. Il ne paraissait pas troublé ni bouleversé.
– Les avis sont partagés en la place sur notre chère duchesse, dit-il. Les uns la portent aux nues comme une sainte d'une vertu irréprochable, tel le capitaine breton qui marche sur le chemin de la conversion pour lui complaire. D'autres, moins sots, ne sont pas sans deviner sa vraie nature, mais il semblerait qu'elle a su préserver sa réputation. Si elle ne se prive pas d'accueillir en sa couche quelques-uns de ces mâles avides qui l'environnent, le secret est bien gardé.
– Comme à Gouldsboro, comme à Port-Royal, fit Angélique avec lassitude. Les uns mentent, les autres se taisent par honte ou par crainte, d'autres enfin s'illusionnent et la vénèrent.
Elle hésita un peu, puis décida de ne rien cacher de son humiliation.
– Il y avait chez elle, pendu au mur, un vêtement de Joffrey.
– Comédie !..., réagit vivement Villedavray. Ruse pour vous désespérer. Elle savait que vous viendriez. Et c'est vous qu'elle veut atteindre... Elle a dérobé ce vêtement...
– Vous en êtes certain ? supplia Angélique.
– Quasi certain ! Cela lui ressemble. C'est d'un féminin, cette ruse. Vous n'allez pas vous y laisser prendre. En revanche, ce qui est plus inquiétant, c'est qu'elle a aussi préparé à votre venue les esprits qui auraient pu succomber, en vous voyant, à votre charme. Les uns vous prennent pour une dangereuse intrigante, les autres pour une créature dépravée qui couche avec les Indiens ou encore pour une incarnation du diable au service des hérétiques et décidée à bouter les bons Français catholiques hors des possessions que Dieu leur a données. Dans la mesure où M. de Peyrac attire les sympathies, vous êtes la Messaline qui lui fait porter des cornes et, dans la mesure où on le redoute, vous êtes son âme damnée.
– Il m'a semblé pourtant que Nicolas Parys m'adressait la parole sinon avec aménité, du moins sans hostilité ouverte.
– Le vieux, c'est autre chose. Il ne croit qu'en lui-même et ce n'est même pas une Ambroisine qui l'empêchera de penser ce qu'il veut. Mais il s'est mis dans la tête de l'épouser, il lui fait une cour pressante et on ne sait jusqu'où il peut se laisser étourdir par la sirène à la langue fourchue.
Angélique n'attachait qu'une attention distraite aux calomnies qu'Ambroisine avait répandues sur son compte. Elle était plus avide de reprendre espoir en ce qui concernait son mari.
– Alors, là encore, au sujet de Joffrey, elle mentirait ?...
– Il me semble... Vous me dites qu'elle crie de rage contre les hommes, qu'elle veut exterminer Abigaël, qu'elle grince des dents à la pensée que vous vous attirez l'amour et les hommages... Cela sous-entend : pas elle... Je ne vois pas en ses débordements le signe d'une maîtresse triomphante, sûre d'être aimée par l'homme qu'elle a arraché à sa rivale... Et je gagerais même volontiers que si elle a essayé de prendre notre intraitable comte et seigneur de Peyrac dans ses filets, elle ne s'en est pas tirée sans quelque humiliation cuisante. Ses protestations amères sembleraient le prouver.
– Alors, vous ne croyez pas qu'il est son amour ?...
– Jusqu'à nouvel ordre, non, affirma-t-il avec force.
– Mon Dieu ! Que je vous aime ! fit-elle en l'étreignant.
Nantie de ce regain d'espoir, elle dormirait tant bien que mal.
Cantor gîtait dans un appentis proche. Elle pouvait l'entendre se retourner et parfois ronfler légèrement derrière la cloison.
Ce qui était un gage de sécurité, ainsi que la présence du sagamore Piksarett devant la maison, assis, drapé dans une couverture de traite, près d'un petit feu qu'il alimentait de quelques brindilles.
La nuit était humide et froide. On aurait dit que le sel et l'odeur de la morue pénétraient partout et collaient à la peau. Un brouillard épais flottait sur le hameau. Angélique avait renoncé à faire une flambée dans l'âtre et s'était glissée tout de suite dans les couvertures disposées sur le bat-flanc qui servait de lit. Les habitations désaffectées une partie du temps suivant les errances et les pérégrinations des pêcheurs se ressemblaient toutes. On y trouvait le même ameublement grossier : lits, tables, escabeaux, un bûcher avec une provision de bois, voire quelques marmites, pichets et calebasses.
Celle-ci, assez vaste, comportait aussi deux bancs de rondins écorcés avec accoudoirs, dressés des deux côtés de la cheminée, et un coffre vermoulu dans un coin. Des épis de maïs et des peaux pendaient aux solives.
Angélique grelottait. Son esprit restait à l'état de veille et parfois elle reprenait conscience brusquement avec la sensation d'avoir fait un horrible cauchemar. Les énormes chiens terre-neuvas de Nicolas Parys rôdaient en liberté à travers l'établissement. La nuit on les détachait, à plusieurs reprises ils grondèrent en s'approchant de Piksarett, reniflèrent et soufflèrent contre les interstices de la cabane. Cela rappelait la peur du loup, jadis, dans les campagnes.
En somme, la duchesse n'avait pas nié lorsqu'elle l'avait accusée d'avoir essayé d'empoisonner Abigaël, d'avoir cherché à tuer le petit chat. Lorsque Angélique songeait à ce dernier, à cette petite bête innocente entre les mains de cette femme cruelle, l'horreur que lui inspirait Ambroisine la rendait malade. Le mal qu'on fait aux bêtes ou aux jeunes enfants a toujours été frappé d'un caractère particulier d'horreur. S'attaquant à des êtres qui ne peuvent se défendre eux-mêmes privés qu'ils sont, non seulement de la force physique, mais de moyens de communication que donne la parole, cette lâcheté suprême reste parmi les hommes le signe même de Satan. L'homme effrayé y reconnaît le pire de lui-même, le gouffre insondable et vertigineux de sa dépravation, de sa déchéance, de sa folie possible, de sa possible damnation éternelle...
Le reflet de Satan dans le cœur des hommes, Satan venait mirer en ce miroir à l'image de Dieu sa face grimaçante...
« Quand j'étais petite fille, songeait Angélique, je plaignais le Diable que l'on représentait si laid aux portails de nos églises... »
Elle rêva un instant. Les églises du Poitou, aux façades boursouflées de personnages de pierre, d'entrelacs, de grappes de raisins et de pommes de pins, à l'intérieur, sombres comme des cavernes... le pain béni du dimanche, l'encens... le parfum des générations exorcisées... Là-bas, au Vieux Monde, bon an, mal an, siècle après siècle, Satan avait fait alliance avec les hommes, s'était glissé dans sa vêture imposée, de laideur bestiale.
Mais ici, dans la virginité des lieux, il s'imposait, redoutable, retrouvait son vrai visage, celui d'un ange...
« Je délire. Ambroisine !... », se dit Angélique en reprenant pied dans la réalité, comme après avoir manqué une marche. Son cœur battait la chamade. Elle fermait les yeux avec entêtement afin de parvenir au sommeil, mais son esprit ne pouvait s'empêcher de tourner et retourner des pensées confuses.