Une des raisons qui l'avaient poussée à essayer de rejoindre Peyrac au plus tôt, au lieu de l'attendre sagement à Gouldsboro, ç'avait été la hantise de cette lettre disparue, qui semblait l'accuser de façon dangereuse et irréparable, et qui risquait d'atteindre son implacable destinataire, le père d'Orgeval, avant qu'elle-même et son mari aient pu établir un plan de défense contre d'aussi affreuses calomnies.
Mais maintenant qu'elle l'avait retrouvée ici, dans l'antre de la Démone, elle s'apercevait qu'un lent travail s'était fait en elle, la guidant insensiblement à comprendre le sens caché des mots écrits par le jésuite, mots qui, au premier abord, lui avaient déchiré le cœur, comme lui révélant la trahison, à son endroit, d'un ami sûr... d'un ami cher...
Serrant contre elle son précieux butin, le pourpoint de velours vert et la lettre du père de Vernon, Angélique regagna furtivement sa propre habitation. Elle s'y barricada et, posant le vêtement de Joffrey sur la table près d'elle, elle déplia les feuillets de la lettre épaisse, qui, durcis par la sécheresse, crissèrent dans le silence de la cahute.
Ses yeux aussitôt reconnurent les mots déjà lus.
Oui, mon père, vous aviez raison... la Démone est à Gouldsboro... y faisant régner une atmosphère de désordre, de luxure et de crimes...
Mais cette fois la haute écriture élégante du jésuite ne lui parut pas hostile et accusatrice. L'ami était là, devant elle. De ces lignes tracées, émanait la vérité de sa personne, à la fois distante, froide et chaleureuse. Par cette lettre qu'elle tenait à nouveau entre ses mains, elle comprit qu'il allait lui parler à mi-voix, lui communiquer, en confidence, son terrible secret. Puisque sa lettre portant son suprême message n'avait pu parvenir à celui auquel elle était adressée, le père de Vernon la lui remettait à elle, Angélique, la comtesse de Peyrac, comme il avait essayé de la lui remettre au moment de sa mort. « La lettre... pour le père d'Orgeval... il ne faut pas qu'elle... »
Elle comprenait maintenant le sens de ses mots suprêmes. Rassemblant ses dernières forces, il voulait supplier : « Il ne faut pas qu'elle s'en empare. La Démone... Veillez-y, madame. Moi seul connais la vérité et si elle s'en empare, elle l'étouffera... Et le Mal et le Mensonge continueront d'égarer les esprits, de plonger les êtres dans le malheur et dans le péché... En ces quelques jours à Gouldsboro, frappé d'effroi sous l'intuition qui m'assaillait, j'ai mis toute ma science mystique et ma volonté de bien à découvrir cette vérité... Et l'ayant découverte, dévoilée, dénoncée par cet écrit, voici que je meurs sans avoir pu la faire éclater au grand jour... Essayez, madame, de prendre de vitesse ces démons... Cette lettre... pour le père d'Orgeval... il ne faut pas qu'elle... »
C'était comme s'il lui avait expliqué tout cela, tout bas, assis à ses côtés. Alors, rassemblant ses forces, et presque pieusement, Angélique entreprit de lire la suite des lignes qu'elle n'avait pas eu le temps de déchiffrer naguère.
– Oui, mon père, vous avez raison. La Démone est à Gouldsboro...
« ... Épouvantable femme en vérité... cachant l'instinct et la science de tous les vices sous une apparence de charme, d'intelligence et même de dévotion qui s'emploie à perdre ceux qui l'approchent comme la fleur carnivore des forêts américaines se pare de couleurs et d'odeurs suaves pour mieux attirer les insectes ou oiseaux qu'elle veut dévorer. N'hésitant pas devant le sacrilège. S'approchant des sacrements en état de péché mortel, mentant en confession, allant jusqu'à induire en tentation les ministres de Dieu revêtus de la robe sacerdotale. Je n'ai pu déterminer si elle est victime de ce qu'on appelle en théologie l'obsession, c'est-à-dire : tracasserie des démons extérieurs à l'âme et la personne et qui la font agir presque inconsciemment, état qui s'apparente et peut se confondre avec la folie, ou s'il s'agit d'un cas relativement commun de possession, les démons entrant dans le corps et l'esprit d'un être humain et s'emparant de sa personnalité, ou enfin, cas plus rare et redoutable, celui de l'incarnation d'un esprit mauvais, d'un démon émané de l'Arbre Séphirothique, proche de l'un des sept principes noirs de la Gouliphah, succube en l'occurrence et qui aurait reçu le pouvoir de s'incarner afin de pouvoir habiter quelque temps parmi les humains et semer parmi eux la destruction et le péché5
« Encore que comme moi vous le savez ce cas soit rare, il n'est pas à exclure en l'affaire qui nous occupe car il corrobore plus exactement votre propre opinion, mon père, sur ce sujet qui a été depuis environ près de deux années votre principal souci et correspondrait également aux révélations de la visionnaire de Québec dont vous avez été saisi à cette époque.
« Menace de l'apparition prochaine d'un démon succube dans les territoires de l'Acadie. Votre vigilance pour ce pays qui vous est cher vous obligeait à ne pas négliger un tel avertissement, à vous attacher à l'interprétation de cette vision, à en rechercher les signes prémonitoires, à ne pas renoncer, en somme, à suivre à la piste comme nous sommes obligés de le faire en forêt, les traces du phénomène, sa venue, son déploiement possible.
« Cette piste vous a mené jusqu'à Gouldsboro. Établissement récent, sur les côtes de Pentagoët, mais créé subitement et presque à notre insu par un gentilhomme d'aventure ne relevant d'aucune bannière et plus ou moins allié des Anglais. Enquête menée par vos soins, il s'avéra qu'il était d'origine française et de haut rang, mais banni du royaume pour crimes anciens de sorcellerie. Tout concordait. Puis une femme apparut à ses côtés, belle, séductrice. Le doute n'était plus possible...
« Éloigné quelques mois des lieux par ma mission en Nouvelle-Angleterre, je n'avais pas suivi le développement de cette affaire et je devine que c'est sans doute à cause précisément de mon ignorance, pourrais-je dire de mon indifférence à ce sujet, et qui me laissait plus libre de mon jugement, sans parti pris, sans idée préconçue et avis passionné, que vous m'avez chargé « au débotté », lorsque je parvenais avec mon voilier dans les eaux acadiennes, de vérifier vos conclusions de visu, et de vous en faire le procès-verbal complet, tranchant non seulement sur l'exacte portée politique des faits qui se déroulaient à Gouldsboro, mais aussi sur la véritable identité mystique des antagonistes. Vous me conseilliez de me rendre à Gouldsboro, de rencontrer personnellement ces gens, de les observer et de les sonder et, mon opinion faite, de vous la communiquer sans fards et dans le détail.
« Me voici donc une fois de plus ce soir, à Gouldsboro, où je viens de résider plusieurs jours, et après quelques semaines d'enquêtes et d'observation attentive, priant l'Esprit-Saint de m'éclairer en toute lucidité et justice, vous rédigeant mon rapport, et vous affirmant – hélas ! – oui, mon père, les avertissements du ciel, et vos propres appréhensions ne vous ont pas trompé. La Démone est à Gouldsboro. Je l'y ai vue. Je l'y ai abordée. J'ai frémi de croiser son regard où tremblaient comme de fugitives lueurs de haine, lorsqu'il rencontrait le mien. Vous connaissez l'instinct subtil et divinatoire de tels êtres à notre égard, nous les soldats du Christ, qui avons mission de les débusquer et possédons les armes nécessaires pour ce faire.
« Ceci posé, je dois maintenant, mon très cher père, me livrer à une sorte de rétablissement de la situation auquel je ne vous sens pas préparé, ce qui me fait craindre que, recevant mon témoignage dans sa brutalité, vous n'ayez tendance à l'écarter comme le fruit d'un état d'égarement passager... »