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« Son nom ? Il vous est connu.

« C'est la duchesse de Maudribourg.

« Je n'ignore pas qu'elle est votre pénitente depuis de longues années, et même de votre parenté, et j'avais ouï-dire que vous l'encouragiez à venir en Nouvelle-France et à mettre son énorme fortune à la disposition de nos œuvres de conversion et d'expansion de la très sainte religion catholique.

« Mais la surprise a été de la découvrir là et, très vite, de percer à jour sa redoutable perversion. Or, elle me dit être mandatée par vous pour abattre la superbe et l'insolence de vos ennemis personnifiés, le comte et la comtesse de Peyrac, et qu'elle se trouvait en ces lieux sur vos ordres pour une mission sainte en laquelle je devais la soutenir... »

– Quoi ? Quoi donc ? Ah ! Voilà du nouveau, s'écria Angélique stupéfaite. Et réalisant simultanément que l'on tambourinait à sa porte depuis un bon moment, elle replia la lettre et la glissa dans son corsage. Machinalement, elle alla ouvrir, et regarda rêveusement le marquis de Villedavray qui gesticulait devant elle. Comme un pantin en délire.

– Êtes-vous passée de vie à trépas ou jouez-vous à me faire mourir de frayeur ? fulmina-t-il, j'ai failli défoncer la porte...

– Je me reposais, dit-elle.

Elle hésitait à lui parler immédiatement de la lettre retrouvée, la révélation qu'elle venait d'avoir subitement d'une collusion possible entre ce père d'Orgeval, acharné à les écarter, et la grande dame corrompue, arrivant d'Europe sous des dehors de bienfaisance, jetait un jour nouveau sur le rôle de celle-ci et le hasard étonnant qui l'avait amenée dans les parages de Gouldsboro...

Villedavray entra suivi de deux de ses hommes portant son hamac de coton des Caraïbes. Il fit accrocher celui-ci aux poutrelles.

– On m'a logé dans une cambuse, expliqua-t-il. Je ne peux m'y retourner, encore moins y suspendre mon hamac. Je viendrai faire la sieste chez vous. De toute façon, il vaut mieux que nous ne nous séparions pas trop.

Angélique le laissa s'installer et partit à la recherche de Cantor. Ici, c'était comme à Port-Royal. On avait l'air de vivre le plus naturellement du monde. Un établissement français de la côte, aux derniers jours de l'été. Des pêcheurs saisonniers, des Indiens apportant des fourrures, quelques fermes, la forêt derrière, des allées et venues, des gens qui passaient apportaient des nouvelles, repartaient, d'autres qui campaient en attendant l'arrivée d'un navire, la possibilité d'un départ pour l'Europe ou pour Québec. On commerçait, on devisait, on faisait des plans, des projets, le milieu du jour endormait tout le monde, le soir, au contraire, suscitait une animation un peu factice, dans une réaction d'oublier qu'on était loin des siens, sur un continent sauvage. On allumait des feux sur la plage, les pipes se bourraient, Nicolas Parys tenait table ouverte, tandis que la ritournelle d'un biniou breton s'élevait quelque part dans l'obscurité. Tard dans la nuit, on entendrait des matelots revenir, saouls, du village indien.

On paraissait réunis entre braves gens, liés par la promiscuité de l'exil.

Comme à Port-Royal, Angélique retrouvait l'impression de s'être isolée des siens, de porter seule la charge d'un secret incommunicable. Par moments, elle aurait cru rêver, sans cette lettre du père jésuite, qu'elle portait dissimulée dans son corsage et dont la gêne lui rappelait d'étranges et catégoriques affirmations : « Un esprit succube exercé au mal... son nom vous est connu... c'est la duchesse de Maudribourg... elle se dit mandatée par vous... »

Ambroisine chargée par le père d'Orgeval de circonvenir « par l'intérieur les dangereux conquérants des rives de l'Acadie, installés à Gouldsboro... Ce n'est pas elle pourtant qui avait pu l'égarer à Houssnock, ni l'envoyer au rendez-vous de l'îlot du Vieux-Navire. Alors ? Elle avait des complices. Et, fiévreusement, Angélique rassemblait les éléments qui lui permettaient cette thèse qu'Ambroisine n'agissait pas seule, qu'elle n'était que l'âme, l'instigatrice de cette vaste cabale montée pour les abattre et les achever sans rémission. Alors il fallait admettre que tout ou presque tout ce qui était arrivé au cours de cet été maudit avait été préparé intentionnellement pour atteindre ce but, même La Licorne venant se briser intentionnellement sur les rivages de Gouldsboro. Démentiel ! Ambroisine était à bord, elle n'aurait pas couru un tel risque, si folle qu'elle fût... Les Filles du roi ne se seraient pas laissé immoler ainsi... Il fallait tout de même se souvenir que les malheureuses n'avaient été sauvées que in extremis et une partie de l'équipage avait été massacrée, l'autre noyée...

Quels étaient les survivants de l'équipage ? Le mousse et le capitaine. Job Simon qui le premier avait dénoncé l'attentat, criant que des naufrageurs les avaient attirés sur des récifs et achevés à coups de gourdin... Son désespoir, devant la perte de son navire, n'était pas feint. Mais à son sujet il restait un fait inexplicable. C'est que ce capitaine de navire ne parût pas réaliser l'erreur qu'il avait commise, en se retrouvant dans la Baie Française alors qu'il était censé se diriger sur Québec. N'était-il pas fou, lui aussi ? Le regardant déambuler au loin, en balançant ses longs bras, dégingandé et voûté, sa hure puissante tendue en avant comme s'il cherchait en vain quelque chose et branlant du chef de temps à autre, Angélique se le demanda. Tous ces pauvres gens paraissaient désormais trop gravement touchés par leurs malheurs. Et c'était faux, comme elle en avait eu l'impression tout à l'heure, que les apparences demeurassent sereines et normales. Les yeux, comme dessillés, notaient l'expression hagarde, ou soupçonneuse, ou effrayée de certains regards, des pâleurs, des traits, creusés, des rides soudain sugies au coin de lèvres amères, une volonté de silence, un air de hantise, ou bien une hostilité sourde qui se traduisait par des dos tournés sur son passage ou, au contraire, des regards la suivant avec trop d'insistance.

Elle parcourut l'établissement de part et d'autre, à la fois consciente de l'atmosphère, mais aussi indifférente car son esprit était occupé par un problème plus taraudant. Elle ne trouva pas Cantor. Après avoir longé la plage, elle remonta vers le hameau. Les maisons étaient groupées autour d'une sorte de placette d'où l'on pouvait voir plus loin sur l'horizon. Elle s'arrêta la main en auvent sur les yeux, avec l'espoir craintif d'apercevoir sur l'étendue pailletée d'or de la mer, une mer couleur de miel et comme déjà touchée par la mélancolie de l'automne, une voile qui grandirait se dirigeant vers l'entrée de la Baie. Mais l'horizon était vide.

En se retournant, elle vit Ambroisine arrêtée derrière elle.

Les yeux de la duchesse étincelaient.

– Vous vous êtes permis de fouiller dans mes bagages, dit celle-ci, d'une voix métallique et frémissante. Bravo ! Ce ne sont pas les scrupules qui vous étouffent !

Angélique haussa les épaules.

– Des scrupules ? Avec vous ?... Vous plaisantez.

Elle comprenait, à voir se pincer et frémir le nez délicat de la jeune veuve, sous l'effet de la colère, qu'elle avait trompé celle-ci dans ses estimations habituelles. Choisissant souvent ses victimes parmi des gens de bonne compagnie, des esprits élevés, disposés à voir en leur prochain le meilleur, elle comptait sur leur délicatesse native et les réactions de leur éducation pour les duper impunément, et basait son action sur leur incapacité à user pour leur défense de vils moyens qu'elle employait elle-même pour l'attaque : mensonge, calomnie, indiscrétion...

Or, elle commençait à comprendre qu'elle avait rencontré en Angélique une hermine qui ne craignait pas les taches de boue.

– Vous avez pris cette lettre, n'est-ce pas ?

– Quelle lettre ?