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C'était lui qui, au moment du naufrage de La Licorne, avait trouvé Marie-la-Douce blessée dans les rochers. II l'avait ramenée dans ses bras et en était tombé fort amoureux. Malheureusement, le départ de Mme de Maudribourg avec ses protégées pour Port-Royal avait interrompu cette idylle.

Angélique remarqua qu'il avait les traits creusés et n'affichait plus son air de pirate sans peur et sans reproche, heureux de vivre et de se retrouver vivant chaque soir. Il lui demanda un entretien, mais comme Villedavray, qui se prélassait dans son hamac, n'avait pas l'air disposé à se retirer, il affirma qu'il parlerait sans gêne devant M. le gouverneur. Aussi bien il s'agissait des paroles qu'Angélique et le marquis de Villedavray avaient échangées devant lui, hier matin, quand leur caravane était arrivée à la côte et qu'ils avaient discuté à propos de Mme de Maudribourg.

– M. le marquis lui-même m'a paru effrayé à l'idée de se retrouver devant elle. Alors j'ai compris que mon sentiment personnel pour cette femme dangereuse et perverse n'était pas faux et, maintenant plus que jamais, je tremble pour ma bien-aimée. Vous vous souvenez, madame, combien cette délicieuse jeune fille a inspiré mon amour. Cela fut dès le premier instant lorsque je la trouvai tout en sang. Et pourtant je suis un homme dur et je peux affirmer que jusqu'à ce jour je ne faisais que rire à la pensée que je pourrais, moi, me sacrifier à une passion si profonde. Pourtant c'est ainsi ! Et j'ai cru les premiers temps que cette jeune fille répondrait à ma flamme. Nous avons échangé quelques confidences. Elle est d'une excellente famille, mais, pauvre et sans dot, elle a été confiée à un couvent pour y prendre le voile comme sœur converse. C'est là qu'il y a environ deux ans, Mme de Maudribourg lui offrit de devenir sa demoiselle de compagnie. J'eus l'impression, à Gouldsboro, que je ne lui étais pas indifférent. Voyant l'attachement qu'elle portait à sa protectrice, j'allai trouver celle-ci afin de lui faire part de mon désir d'épouser Marie et je lui exposai mes titres et qualités. Mme de Maudribourg m'assura qu'elle en parlerait à Marie, puis me transmit peu après une réponse négative, me demandant de ne pas insister, que Marie était très sensible, trop droite et trop honnête pour avoir la moindre inclination pour un pirate qui, manifestement, avait du sang sur les mains, que cela lui faisait horreur, etc. Cela me porta un coup terrible, me bouleversa et m'accabla de telle sorte que je ne sais comment cela se fit ni comment elle s'y prit, cette noble dame pour me consoler, mais... je me retrouvai à passer la nuit avec elle... la duchesse...

Il avait l'air si étonné en faisant cet aveu que Villedavray gloussa de rire dans son coin.

– Maintenant je comprends que je n'ai été qu'une de ses victimes innombrables, que Marie sans doute en est une autre, et je voudrais mettre tout en œuvre pour l'arracher à ses griffes. Le hasard a voulu que, vous escortant, je retrouve ici celle que j'aime, alors que je la croyais déjà voguant sous d'autres cieux, et ne jamais la revoir... L'occasion me semble offerte de la sauver... Mais elle me fuit. Vous, peut-être, pourrez lui parler, la convaincre de mon amour, de mon désir de l'aider.

– J'essaierai.

Depuis qu'elle avait découvert le véritable caractère d'Ambroisine de Maudribourg, Angélique s'interrogeait, non sans malaise, sur les rapports qui unissaient la « Bienfaitrice » aux jeunes femmes qui l'entouraient. Jeunes filles, sages, pieuses, recrutées dans les orphelinats de l'Hôtel-Dieu pour aller se marier en Nouvelle-France, telles que Marie-la-Douce, la raisonnable Henriette, la charmante et timide Mauresque, Antoinette, quelques autres encore, effacées, dociles, gentilles, une veuve discrète comme Jeanne Michaud et son petit Pierre, des demoiselles de petite noblesse, pauvres mais choisies pour la décence de leurs manières, leur esprit ouvert et cultivé, et même parfois une personnalité qui ne manquait pas de piquant et de caractère comme Delphine Barbier du Rosoy ou Marguerite de Bourmont. Sans parler de la vieille duègne Pétronille Damourt, brave et bonne quoique un peu simple.

Or, certaines d'entre elles connaissaient la duchesse depuis longtemps. Pétronille semblait presque l'avoir élevée. D'autres seulement depuis quelques mois, lorsqu'elle les avait retenues pour l'expédition en Nouvelle-France. Toutes sans exception l'adoraient. Elle n'avait vu que Julienne – une fille des rues qui déparait dans le lot et qui avait dû s'y glisser pour échapper à un départ pour les îles – qui la détestait et l'avait d'ailleurs crié sans ambages.

Mais le dévouement des autres était sans bornes à l'égard de la duchesse.

N'y avait-il pas, même, dans ses manifestations quelque chose d'excessif, d'anormal ? Elle se souvenait de leur émotion délirante quand on avait annoncé que la « Bienfaitrice » était sauvée des eaux, comme elles s'étaient jetées à ses pieds, l'étreignaient, embrassant ses genoux, sanglotant de joie. Et en une autre circonstance, le premier soir, lorsqu'elles craignaient que la duchesse ne trépassât, leur affolement disproportionné, leurs supplications pour qu'Angélique restât au chevet de la malade, toutes ces filles folles pendues à sa robe, leur insistance étrange... Que savaient-elles de la duchesse ?

Étaient-elles dupes, inconscientes, envoûtées, terrorisées ? La requête du lieutenant de Barssempuy lui offrait l'occasion d'en savoir plus long.

Elle aborda Marie-la-Douce, à l'abri d'une des maisons du hameau. La jeune fille était allée cueillir des fleurs sur la falaise et revenait par un sentier qui passait derrière cette cahute désaffectée. De là Angélique espérait que la duchesse ne la verrait pas parler à l'une de ses protégées.

Elle arrêta le mouvement de recul de Marie à sa vue.

– Ne fuyez pas, Marie. J'ai à vous parler sans témoins. Nous disposons de peu de temps.

Les fleurs aux doigts, la jeune fille la regardait sans pouvoir dissimuler son effroi. Elle était assez jolie avec une expression timide mais aussi primesautière qui intriguait. Son plus grand charme résidait en un cou ravissant, des yeux bleu de ciel, des cheveux blonds et légers, une grâce de fleur simple et fragile. Mais elle avait beaucoup maigri ces derniers temps, sans doute épuisée, mal remise de ses blessures par tant de voyages et de changements.

Elle était pâle. Sa peau et ses lèvres semblaient gercées par la sécheresse et le sel. Surtout elle avait une expression traquée que traduisaient ses prunelles dilatées, un peu fixes, sa bouche entrouverte comme si le souffle lui eût manqué. Angélique aussi se sentait à l'intérieur d'elle-même comme un câble tendu à se rompre.

Il n'y avait pas de temps pour les détours entre elles.

– Marie, dit-elle. Vous, vous « les » avez vus ? Vous répétiez lorsqu'on vous a amenée à moi : « Les démons, je les vois, ils me frappent dans la nuit... » Vous avez vu ces hommes qui sont sortis de la nuit avec des gourdins pour achever les naufragés... Maintenant, parlez, dites-moi tout ce que vous croyez savoir, soupçonner... Il faut que ces crimes s'arrêtent... C'est elle, c'est elle, n'est-ce pas, qui leur donne des ordres ?...

La jeune fille l'avait écoutée d'un air terrifié. Elle ne put que secouer la tête en une dénégation affolée.

– Vous vivez près d'elle, dans son intimité, depuis deux années, insista Angélique qui avait l'impression que les minutes lui étaient comptées, vous ne pouvez pas ignorer qui elle est. Maintenant vous devez parler afin de m'aider, avant que nous soyons tous morts, détruits... Parlez.