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Marie-la-Douce eut un sursaut de brûlée.

– Non, jamais, dit-elle, farouchement.

Angélique l'attrapa vivement par son poignet frêle.

– Pourquoi ?

– Je ne peux oublier ce qu'elle a fait pour moi. J'étais seule au monde, sans autre avenir que les murs de ce couvent. Elle s'est intéressée à moi, m'a permis de revivre, de m'épanouir, d'être heureuse enfin...

Elle baissa les paupières.

– C'est bon d'être aimée, murmura-t-elle.

Jusqu'à quel point l'amoralité habile d'Ambroisine avait-elle abusé de la naïveté d'une jeune fille orpheline, maintenue dans un esprit d'enfance par sa nature rêveuse, la solitude et l'ignorance de la vie. Il était difficile de le déceler.

– Si ce n'était que cela, dit Angélique en pesant ses mots, je ne vous jugerais pas. Mais elle est pire que cela, vous le savez. Elle est capable de tout. Un abîme de perdition, le Mal à l'état pur. Aimée, dites-vous ? Barssempuy vous aimait. Il voulait vous épouser. Vous a-t-elle seulement mise au courant de sa démarche ? Non, je le vois à votre expression stupéfaite. Peut-être même a-t-elle médit de lui devant vous, tandis qu'elle lui faisait savoir que vous le repoussiez... et qu'elle le séduisait pour son propre compte. Et c'est cette femme-là, diabolique, effrayante, qui vous a pris votre bien-aimé, que vous voulez défendre, protéger d'un châtiment mérité ! Parlez, je vous en conjure. Parlez !

– Non ! Je ne sais rien, s'écria la jeune fille en se débattant, je vous assure que je ne sais rien...

– Si. Vous soupçonnez, vous devinez, vous vivez trop proche d'elle pour ne pas remarquer certaines choses... Elle a des complices, n'est-ce pas, ces naufrageurs qui ont voulu vous tuer sur la plage ? Voyez, elle vous a sacrifiée, immolée comme les autres...

– Non, pas moi...

– Que voulez-vous dire ? Pourquoi pas vous ?...

Mais arrachant son poignet à l'étreinte d'Angélique, Marie-la-Douce s'enfuit courant comme une folle pourchassée...

Il faudrait essayer encore, se disait Angélique. Maintenant, elle savait que l'entourage de la duchesse pourrait lui apporter des renseignements précieux. Mais on venait de comprendre que ce ne serait pas facile. Ces êtres jeunes, vulnérables ou trop simples, étaient maintenus dans le silence par la terreur, la honte, la docilité, l'habitude inhérente aux gens du peuple de ne pas juger les affaires des grands selon la mesure du commun. La sottise, l'ignorance, la naïveté, l'innocence. Comme Ambroisine avait su user habilement de tout cela pour parvenir à ses buts !

– Vous semblez triste, lui dit Villedavray qui se balançait dans son hamac en grignotant des grains de maïs que Cantor avait fait éclater sur des braises. Allons, ma chère Angélique, il ne faut pas se laisser assombrir ni prendre trop à cœur la vilenie de l'espèce humaine. La rencontrer, la supporter, cela fait partie de nos obligations terrestres. Il y a des compensations. Vous verrez, quand nous serons à Québec et que nous dégusterons un petit verre de rossoli, au coin du feu en écoutant votre charmant fils nous jouer de la guitare. Vous oublierez tout ça... Nous en rirons ensemble.

Mais, malgré ces encouragements, Angélique ne se sentait pas prête à rire de quoi que ce soit. Elle regardait sans cesse par la porte ou la fenêtre. Elle ne savait pas exactement ce qu'elle guettait ainsi. Peut-être la silhouette d'un voilier grandissant à l'horizon et pénétrant dans la rade ?

Vers la fin de l'après-midi, elle se précipita dehors car elle croyait distinguer un point infime dans l'éblouissement métallique de la lumière vers l'est. La main sur les yeux, elle resta en observation.

Elle entendit Delphine du Rosoy, non loin d'elle, héler Marie-la-Douce et lui dire :

– Mme de Maudribourg est allée cueillir des airelles avec Pétronille et la Mauresque. Elles vous attendent près de la croix bretonne pour les aider à porter les paniers...

La jeune fille s'éloigna par le chemin par lequel le matin les fidèles s'étaient rendus à la messe. Un instant, elle hésita se demandant si ce n'était pas l'occasion de renouveler sa tentative près de Marie. Celle-ci avait dû réfléchir. Même de loin Angélique avait pu discerner que la pauvre fille avait les yeux rouges et le visage ravagé. Mais en essayant de la suivre et de l'aborder sur le chemin de la falaise elle risquait de voir la duchesse de Maudribourg venir à leur rencontre. Elle rentra chez elle.

De son hamac, le marquis suivait les allées et venues du lieu tant par la porte que par la fenêtre.

– La pêche sera mauvaise aujourd'hui, émit-il, la morue sera mal salée et il y aura beaucoup de doigts coupés parmi les « trancheurs »...

– Pourquoi donc ?...

– Mme de Maudribourg est allée visiter ces messieurs. Je l'aperçois là-bas qui se mêle aux pêcheurs comme une reine à ses vassaux, escortée de notre capitaine breton qui fait des ronds de jambe. Il a beau se défendre d'être dur comme l'acier, elle le sidère...

Angélique suivit la direction de son regard et en effet, là-bas, au bord de l'eau près des échafauds où les Bretons s'activaient à leur besogne, elle distingua la silhouette d'Ambroisine retenant l'attention générale.

Elle avait une véritable cour, car un navire partant pour l'Europe faisait escale pour sa provision d'eau et mouillait dans la rade. Quelques passagers étaient descendus à terre se dégourdir les jambes.

– Si ce navire va sur la France ce serait peut-être pour moi l'occasion de confier un message pour une très chère amie que j'ai à Paris. Je vais aller voir.

Il quitta son hamac.

« Mais pourquoi Ambroisine a-t-elle envoyé Marie-la-Douce la rejoindre dans une direction opposée à celle où elle se trouvait ? » s'interrogeait Angélique.

Elle vint sur le seuil, regardant vers le promontoire. À quelques pas de la maison, Barssempuy, assez mélancolique et désœuvré, taillait un bout de bois.

La vue du jeune homme qui aimait Marie-la-Douce déclencha en elle, par une association d'idées, un réflexe subit, et elle se précipita vers lui.

– Venez vite, lui dit-elle à voix basse, venez vite avec moi. Monsieur de Barssempuy, Marie-la-Douce est en danger !

Sans questionner, il la suivit et ils s'engagèrent sur le sentier qui menait à la Croix bretonne.

– Qu'y a-t-il ? Que craignez-vous ? interrogea-t-il enfin lorsqu'ils furent hors de vue du village.

– Ils vont la tuer, répliqua-t-elle d'une voix hachée, peut-être suis-je folle, mais j'ai ce pressentiment. Ils vont la tuer. On m'a vue parler avec elle ce matin, on a dû l'interroger, lui faire avouer le sujet de notre entretien.

Ils couraient maintenant. Ils parvinrent essoufflés au promontoire où se dressaient la chapelle et la croix de bois.

– Elle n'y est pas, dit Angélique. Est-ce bien ici ? On l'a envoyée près de la croix bretonne...

– C'est plus loin, jeta Barssempuy. Une croix de pierre érigée, il y a deux siècles, par les pêcheurs bretons. À cette autre extrémité, là-bas...

– La plus haute falaise, dit Angélique avec désespoir. Venez vite, il ne faut pas qu'elle y parvienne. Nous n'avons pas le temps de contourner la crique, nous allons descendre par la plage. Nous la hélerons d'en bas...

Ils se laissèrent glisser non sans peine jusqu'à la grève qui était de galets et de cailloutis. Cela ne facilitait pas leur course. La falaise paraissait s'éloigner.

– Ah ! J'aperçois Marie, s'écria Barssempuy.

Une frêle silhouette féminine venait de se dessiner sur le ciel blanchâtre.

Elle s'avançait le long du promontoire vers la croix bretonne dressée tel un menhir celte à la toute extrémité.

– Marie, cria Angélique de toutes ses forces, Marie, arrêtez-vous ! Fuyez !