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C'était un endroit assez rustique et inconfortable, situé à quelque distance. Angélique aurait préféré avoir à traverser seule l'Atlantique ou des lieues de désert. La nuit brouillée de brumes et de lune invisible semblait chargée de maléfices grimaçants, de pièges, d'horreurs sans nom. L'odeur humide de saumure et de poissons montait de la plage, comme les relents d'une fosse ouverte, putride, l'environnant. Elle craignait d'y trébucher, de s'y engloutir. Où était l'amour dans ce cauchemar ? Où étaient la sécurité de la joie, le bonheur d'être ?... Les monstres grouillants des enfers étaient sortis des abîmes et rampaient sur le sable vers elle... La Démone tuerait Cantor... Joffrey ne reviendrait plus... Honorine resterait orpheline... nul n'assumerait son destin. Elle serait moins sur la terre qu'un petit chat perdu... Et Florimond ? Comment avait-elle pu le laisser partir au fond des forêts inexplorées, vers de tels dangers, sans comprendre qu'il ne pourrait y échapper, que jamais plus elle ne le reverrait...

Une chouette hululait, sur un mode ironique et sinistre.

Tout était perdu, tout... Et la mort venait et la défaite...

Chapitre 13

Et c'était le troisième jour de cette attente.

Un dimanche. L'occasion s'offrait de ne pas déclarer forfait, de ne pas laisser se forger une situation intenable ; Angélique et les siens, peu nombreux, face à l'hostilité générale, aux soupçons, à la dangereuse peur des foules qu'entretiendrait si habilement Ambroisine, et son charme vénéneux se devaient de ne pas s'isoler, de se garder aussi longtemps que possible.

Sous l'égide de Villedavray, dont l'entregent en une telle affaire était précieux et pouvait se déployer plus qu'à loisir, ils se rendirent tous à la messe, y compris les deux hommes du Rochelais qui étaient huguenots, mais savaient s'adapter aux circonstances. Ils en avaient vu d'autres à La Rochelle. S'il fallait, une fois de plus, se trouver dans la nécessité de circonvenir de maudits papistes, on ruserait !

Seul Cantor se récusa. Il craignait, dit-il, s'il laissait derrière lui son glouton blessé, que quelqu'un ne vînt l'achever en leur absence. Angélique lui fit promettre de se tenir coi.

L'office dura deux heures. Toute la population blanche et indienne de l'établissement y assistait pieusement et personne ne parut souffrir du sermon du Récollet qui officiait et qui n'en finissait plus de parler de la nécessité de faire intervenir la Vierge Marie et tous les saints du calendrier breton lorsqu'on est en but aux tracasseries des démons, et particulièrement ceux de l'air qui vous poussent à fuir votre travail, vos obligations terrestres pour vagabonder, sans souci des pièges qu'entraînent de telles négligences, etc.

– L'homélie était un peu longuette, dit Villedavray alors que la foule se dispersait après la dernière génuflexion. Je m'étonne toujours de voir les équipages avaler si dévotieusement les sermons interminables de leurs aumôniers. Mais pour les matelots qu'un prédicateur parle beaucoup des anges, des saints et du diable, qu'il les mêle en fricassée ou en salade, il a toujours bien rempli son office. Tous les marins et surtout les Bretons n'ont que trop tendance à tomber à genoux. Mais voyez, cela les a calmés, on dirait... C'est qu'ils sont inquiets. Il y a un mauvais vent cette saison sur la « grave ». Certains commencent à déserter, un jeune a disparu depuis deux jours. Le capitaine tempête et a chargé l'aumônier de les rappeler à l'ordre. Mais aussi cet homme, pourquoi s'est-il laissé prendre dans les filets de notre chère duchesse ?... Elle lui trouble l'esprit et la discipline se relâche. Tant pis pour lui et pour tous ceux qui se laissent prendre dans ses rets. Ne voilà-t-il pas que ce vieux dur à cuire de Parys parle de l'épouser...

– Vous qui êtes versé en toutes sortes de sciences, lui dit Angélique, connaissez-vous celle de lire le caractère de quelqu'un dans l'écriture ? Depuis longtemps je voudrais vous soumettre un document qui m'intrigue.

Villedavray reconnut qu'il avait quelques notions de graphologie et, pour tout dire, il était réputé en la matière.

Revenu chez eux et une fois le marquis installé dans son hamac, Angélique lui remit le papier qu'elle avait trouvé dans la poche du naufrageur.

Son expression s'était animée et ce fut avec une sorte d'empressement qu'il se saisit du petit morceau de papier qu'Angélique avait trouvé dans la casaque du naufrageur et qu'elle lui tendait.

Mais dès qu'il y eut jeté les yeux il changea de couleur.

– D'où tenez-vous ce grimoire ? demanda-t-il en dardant sur Angélique un regard perçant.

– Je l'ai trouvé dans la poche d'un vêtement, répondit-elle.

– Mais encore ?...

– Qu'a donc de si remarquable ce cryptogramme ?

– Mais... c'est ce qui se rapproche le plus de l'écriture de Satan !

– Mais a-t-on jamais vu l'écriture de Satan ?

– Oh ! Oui, certes, il existe quelques exemplaires. La plus remarquable, de la source la plus authentique, date du siècle dernier, au moment du procès du Docteur Faust et a été écrite sous la dictée satanique. Tous les experts s'accordent pour y retrouver les caractéristiques de l'Esprit du Mal. En général, Satan signe du nom d'un de ses sept démons principaux. Ainsi, dans le document faustien, il signait Asmodée. Et celui-ci ?...

Il examina la signature embrouillée à laquelle Angélique avait trouvé l'allure d'un animal mythique.

– Bélial ! murmura-t-il.

– Qui est Bélial ?

– L'un des sept principes noirs en question. C'est un démon qui apparaît en beauté et comme le plus actif agent de Lucifer. Il a pourtant un caractère féroce et dissimulé, mais sa belle apparence, pleine de charmes, en fait presque douter. Il développe la force génésique, érotique, mais aussi destructrice, et porte la réputation d'être le plus pervers des démons de l'enfer. Et aussi l'un des plus puissants car il commande à quatre-vingts légions de démons, soit plus d'un demi-million d'esprits mauvais.

Villedavray hocha la tête pensivement.

– Quatre-vingts légions ! Nous voilà bien !...

– Vous pensez comme moi que cette écriture pourrait être la sienne ?...

– Cette écriture ressemble à cette femme...

– Belialith ! murmura Angélique.

Ils restèrent silencieux un long moment. Il s'allongea de nouveau sur son hamac et bâilla.

– Pourquoi avez-vous appelé votre bateau Asmodée ? demanda Angélique.

– Une idée comme cela, qui passait. Asmodée, c'est le surintendant des maisons de jeux de l'Enfer, c'est lui qui tenta Eve au Paradis terrestre, c'est le Serpent !... Il me plaisait. J'aime beaucoup plaisanter avec les démons. Après tout, ce ne sont que de pauvres diables. Et personne ne les plaint... Les théologiens se trompent en les accusant de tous les méfaits. C'est l'esprit du Mal, plus l'homme, qui est horrible.

Angélique le regarda sans pouvoir dissimuler son étonnement.

– Vous dites des choses très profondes.

Il rougit légèrement.

– J'ai étudié la théologie et même la démonologie. J'avais un évêque d'oncle qui voulait me léguer ses bénéfices. Un temps, j'ai touché aux sciences sacrées pour lui complaire. Mais vraiment, je n'aime pas me cantonner en un seul domaine et ainsi j'ai renoncé aux substantiels revenus abbatiaux de mon cher oncle. Cependant, j'aime assez discuter de ces choses avec quelques personnes choisies. À Québec, je vous ferai connaître le frère Luc qui tire les tarots mieux que personne et Mme de Castel-Morgeat qui est plus savante qu'une abbesse et aussi la petite Mme d'Airreboust si elle daigne quitter sa retraite de Montréal. Elle est très intéressante. Je l'aime comme une sœur. Elle ne vient que pour moi à Québec. Même pas pour son mari et pourtant il mériterait mieux. C'est un excellent ami à moi. Mais au fait, j'y songe ! Vous le connaissez. Il vous a même rendu visite cet hiver dans votre fort de Wapassou...