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– On me l'a déjà dit. C'est usé !

Les petites dents de la duchesse étincelèrent comme celles d'une louve prête à mordre.

– Mais pourtant le démon a eu raison d'elle, siffla-t-elle.

Et, après une pause :

– Qu'y a-t-il entre le comte de Peyrac et vous, dites-le-moi ?

Angélique dirigea son regard vers elle.

– Ce qu'il y a entre lui et moi, les êtres de votre espèce ne peuvent le comprendre.

– Vraiment ! Et quelle est donc mon espèce ?

– Diabolique !

Ambroisine se mit à rire, d'un rire moqueur mais où éclatait une sorte d'orgueil.

– Mais, c'est vrai, je ne comprends pas, reprit-elle. Je l'avoue. Et pourtant je suis très savante en toutes sortes de sciences. Mais vous m'avez tout de suite posé un mystère... Là, sur la grève... et puis quand je me suis éveillée... malade de ce sommeil horrible... J'avais vu des monstres qui me guettaient... un démon avec des yeux sur les fesses, un autre à bec d'oie... Je connaissais leurs noms... Ils me terrifiaient... Et quand je me suis éveillée vous étiez tous deux à mon chevet... Je sentais que lui brûlait de vous emmener pour vous aimer et que vous étiez impatiente de le suivre, que rien n'existait vraiment pour vous, que les instants qui allaient suivre pour vous, vous seuls, pour vos deux êtres, pour vos deux corps, et que par je ne sais quelle grâce inconnue, vous alliez être heureux comme au paradis. Pour moi, la nuit qui venait serait terrifiante et amère, pour vous, elle serait divine... Quelle cruauté dans votre hâte à me quitter ! Je n'étais que l'épave rejetée par la mer ! Quand vous vous êtes éloignés, j'ai souffert atrocement... Il m'a semblé que mon âme s'arrachait de mon corps. J'ai crié... comme un damné qui sombre en enfer.

– Ce cri ! Je m'en souviens ! Pourtant, je suis revenue sur mes pas, j'ai interrogé Delphine et Marie-la-Douce qui étaient à la fenêtre et ne paraissaient pas savoir d'où il venait...

Ambroisine sourit de son sourire exécrable et ravissant.

– Que vous figurez-vous ? Qu'elles ne savent pas jouer la comédie ? Je les ai bien dressées, mes fidèles ! Elles mentiraient au roi même pour me complaire. Et alors elles tremblaient de m'avoir déplu. Ne leur avais-je pas donné l'ordre de vous retenir coûte que coûte toute la nuit à mon chevet ? Je ne voulais pas qu'il vous emmène ! Mais elles avaient échoué...

Elle grinça des dents.

– Ah ! Sans cesse vous déjouiez mes plans. Parfois, vous me faisiez peur, vous paraissiez sur le point de me deviner. J'avais une peine infinie à détourner votre attention. Même le sort semblait être avec vous. Ainsi quand Mme Carrère est entrée et a bu votre café à votre place, on aurait presque dit que vous l'aviez convoquée... Ah ! Gouldsboro, murmura-t-elle en secouant la tête, je ne sais pas ce qu'il y a là-bas... Je ne me sentais pas à l'aise. Ce que j'entreprenais ne marchait pas comme d'habitude... Pourquoi ? Pourquoi ?

Angélique avait suspendu ses mouvements pour l'écouter attentivement.

« C'est l'Amérique, pensa-t-elle, c'est peut-être le Nouveau Monde qui nous a sauvés de ses maléfices. Ici, on est obligé de vivre à nu. On ne daube pas la nature. Et puis par la force des choses, les gens sont dressés à se méfier de tout : des Indiens, de la mer, du vent qui tourne, des pirates qui peuvent surgir. Cela les rendait plus attentifs, moins faciles à piéger dans ce miel empoisonné. »

Ambroisine continuait songeuse, étendue, les bras sous la nuque.

– Je me souviens... Au début.

Et Angélique convint à part elle qu'il y avait dans ce timbre un peu voilé, où défaillait parfois comme une hésitation, un charme difficile à fuir, et qu'on ne pouvait s'empêcher de l'écouter avec fascination... Au début... Je vous voyais passionnée par tant de choses... c'était à la fois un étonnement et un effroi. Je ne savais comment captiver votre attention. Passionnée par cet amour... C'était votre rôle... Passionnée par vos amis... Abigaël... Et même par ce pays... Oui, vous l'aimiez, ce pays... et moi, vous ne me voyiez pas. J'ai appris à haïr la mer... Les oiseaux qui passaient...

Elle marqua un temps d'arrêt, parut réfléchir.

– Lui !... J'étais sûre que je vous l'arracherais un jour... Je ne voulais pas savoir ce qu'il y avait entre vous... Mais Abigaël, quelle douleur !...

Elle reprit, parlant les dents serrées, avec une intensité implacable qui faisait tout à coup flamboyer ses yeux agrandis.

– J'ai appris à haïr la mer parce que vous l'aimiez et aussi je haïssais les oiseaux parce que vous les trouviez beaux... et extraordinaire leur vol quand ils passaient par milliers, en nuages qui assombrissaient le ciel... Quand vous aviez le visage levé vers eux j'aurais voulu vous distraire de l'amour que vous leur portiez...

Elle se redressa encore.

– Mais aujourd'hui vous ne les voyez plus, fit-elle d'un ton d'indicible triomphe, vous ne savez même pas que les oies sauvages de l'automne couvrent le ciel en ce moment... Je suis quand même arrivée à cela. Vous ne voyez plus les oiseaux.

Elle retomba en arrière. On aurait dit qu'elle était épuisée.

– Ah ! Pourquoi aimiez-vous tant de choses, tant de gens et pas moi ?... Pas moi, seulement ?

Elle parut cracher ces derniers mots dans une convulsion de rage où s'exhalait tout son narcissisme exacerbé.

– C'est alors que je me suis juré de vous détruire, vous, lui, tous deux, par la trahison, l'avilissement, la mort enfin, et la damnation de vos âmes !...

La passion qui vibrait dans cette horrible déclaration atteignit Angélique comme un coup et longtemps le frisson qui la saisit parut descendre en elle en circonvolutions de plus en plus profondes jusqu'à atteindre une zone de peur nue, abjecte, qui demeurait la seule sensation qu'elle fût capable d'éprouver en cet instant.

« Si elle parle ainsi, se disait-elle comme une enfant à bout de terreur, c'est qu'elle est sûre de sa victoire. Quels sont ses pouvoirs ? De qui les tient-elle ? »

Une telle exécration, elle l'avait entendue résonner déjà dans une voix de femme, celle de Mme de Montespan... Mais là, c'était encore pis ! La damnation de vos âmes. Une menace pareille, qui pouvait la prononcer sans être pénétrée jusqu'à la moelle d'une haine sans rémission ?

À quoi bon lutter ! Elle n'échapperait pas à une telle volonté de destruction dirigée contre elle !

Elle craignait que ses doigts sur la poignée de la brosse et du peigne ne se missent à trembler. Elle craignait surtout que dans un réflexe de défense et d'horreur elle ne se rue sur la criminelle pour la mettre hors d'état de nuire en la tuant. Elle l'aurait fait pour une bête sauvage l'attaquant. « Mais prends garde, l'adjurait une voix intérieure, de tels actes, si justifiés soient-ils, te coûteront trop cher, et à lui surtout, et à tes enfants. Que fait-on devant une bête sauvage quand on est sans armes ? On garde son sang-froid. Souviens-toi ! C'est la seule chance... S'il y en a une ! »

Lentement elle recommença à passer sa brosse dans ses cheveux. Puis elle les secoua sur ses épaules. Ambroisine se taisait et l'observait. La nuit venait.

Angélique se leva pour prendre un bougeoir d'étain sur le rebord de la cheminée, le posa près du miroir sur la table et alluma la chandelle. Le miroir lui envoya son image, une face pâle noyée à demi dans une pénombre sous-marine. Mais elle fut étonnée de trouver à ses traits tirés une expression de jeunesse inattendue. Toujours ç'avait été ainsi. L'anxiété, l'angoisse donnaient à ses traits une expression juvénile. Ambroisine reprit :