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Angélique remarqua qu'il avait son sac de marin passé en bandoulière sur l'épaule.

– Vous partez ?

– Oui, je pars.

Son visage était ravagé, mangé de barbe grisâtre. Il détourna les yeux.

– L'autre jour, la petite. Avant-hier, Pétronille... C'était une bonne femme. On s'entendait bien. Je peux plus voir ça, je m'en vais ! Assez ! Je m'en vais avec le mousse, c'est tout ce qu'y me reste...

– Vous ne passerez pas, dit Angélique, à mi-voix. « Ils » sont dans les bois, « ils » sont même ici maintenant...

Job Simon ne demanda pas de qui elle parlait.

– Si... moi, je passerai... Seulement, elle, ma licorne... je vous la confie, à vous, madame. Je reviendrai la chercher quand je pourrai...

– Vous ne reviendrez pas, répéta Angélique. Elle ne vous laissera pas échapper, elle jettera ses hommes à vos trousses, vous savez bien, ces mêmes hommes qui ont fait échouer votre navire et ont massacré votre équipage.

Le vieux Simon la fixa d'un air effrayé mais ne souffla mot. Lourdement il se dirigea vers la porte où l'attendait le mousse à la cuiller de bois.

– Un mot, capitaine... avant que vous emportiez votre secret dans la tombe, l'arrêta Angélique. Vous avez toujours su que vous n'étiez pas sous Québec, vous, navigateur de métier. N'est-ce pas ? Que c'était à Gouldsboro dans la Baie Française que vous deviez aller. Comment avez-vous pu ainsi laisser ternir votre réputation de pilote, et même vous taire après ce qui est arrivé ?

– Elle m'avait payé pour ça, répliqua-t-il.

– Comment vous payait-elle ?

À nouveau, il regarda Angélique avec crainte. Sa lèvre trembla et elle crut qu'il allait parler. Mais il se reprit. Et la tête basse, il s'éloigna, suivi de son mousse.

Peu après, Angélique, assise, fatiguée, en tête à tête avec la licorne, vit arriver le marquis de Villedavray. Très excité, il ferma la porte, mit le loquet, alla vérifier que la fenêtre était bien close et que personne ne pouvait surprendre ce qu'il avait à confier.

– Je sais tout, déclara-t-il d'un air ravi, mais alors, là, ce qui s'appelle tout.

Dans sa jubilation il ne pensa pas à s'asseoir et parla, marchant de long en large.

– Le vieux Job Simon est venu se confesser à moi. Il m'a dit qu'il vous aurait volontiers tout avoué, mais qu'il avait trop honte, à vous une dame, n'est-ce pas ? « Mais ce n'est pas une raison parce qu'on s'est conduit comme un c... pour continuer à l'être jusqu'au bout. » Ce sont ses propres paroles. Je transmets. En bref il m'a dit tout ce qu'il savait, lui, et en raboutant cela avec les renseignements de M. Paturel et les soupçons que nous avons conçus sur les accointances de la duchesse de Maudribourg avec ces navires de naufrageurs, l'affaire se tient et même est claire. Comme je m'en doutais, tout semble être sorti d'un de ces antres malodorants où grattent de la plume les fonctionnaires royaux parisiens. Job Simon en quête de chargement, de fret, de commanditaire pour son vaisseau, s'est trouvé « embringué » dans le complot qui déjà se montait là-bas l'an dernier pour essayer de faire échouer les tentatives de colonisations indépendantes de M. de Peyrac, votre mari, sur les côtes que nous considérons – à juste titre soit dit en passant, chère Angélique et sans acrimonie aucune – comme appartenant de droit à la France... Oui, oui, je sais, le traité de Bréda !... C'est un détail. Passons, je ne veux pas entrer dans les détails. Donc, s'agissant de décourager un intrus à s'installer sur la Baie Française, on – là aussi il faudrait déterminer qui : disons : les Pouvoirs – , a décidé de monter une action conjuguée afin de bouter hors du territoire de Gouldsboro les gêneurs qui s'annonçaient un peu trop entreprenants, un peu trop sûrs d'eux. un peu trop riches, un peu trop hors du commun, un peu trop... tout, ma foi. Dangereux, pour conclure : votre époux et sa recrue.

« Alors on accorde des lettres royales et des lettres de courses au navigateur Barbe d'Or, lui aussi en quête de terrains à peupler, à charge pour lui de conquérir l'endroit qu'on lui indique, qu'on lui vend même, et d'en chasser l'hérétique qui s'y est indûment installé. C'est ainsi, je suppose, qu'un homme de Colin, l'accompagnant à Paris, ce Lopez dont vous m'avez parlé, aurait, faisant antichambre à Versailles, échangé quelques mots avec Job Simon, lui aussi convoqué. Job Simon se souvient vaguement de lui. Ils auraient découvert tous deux qu'ils étaient sur la même affaire, chargés de déloger un certain Peyrac de la côte du Maine. Ce qui expliquerait la phrase de Lopez : « Quand tu verras le grand capitaine à la tache violette, tu sauras que tes ennemis ne sont pas loin. »

« Ceci pour l'action, pourrais-je dire, extérieure, guerrière. Barbe d'Or peut conquérir les terres de Gouldsboro mais il peut échouer aussi... ce qui d'ailleurs est arrivé, les quelques misérables hérétiques qu'on lui avait annoncés s'étant révélés vos durs à cuire de Huguenots de La Rochelle.

« On redoute aussi que même si Gouldsboro tombe entre ses mains, cela ne suffise pas à abattre l'homme qui possède déjà de nombreux postes, des mines, une grande influence dans le pays. Alors c'est là qu'entre en jeu une subtile machination qui me fait vaguement soupçonner d'où est venue la plus violente volonté de rejet contre le comte de Peyrac. Oui, ma foi, médita Villedavray songeur, une si habile combinaison que j'en frémis de crainte et d'admiration – j'adore les combinaisons intellectuelles, l'habileté d'un cerveau pouvant manier les êtres comme des pions sur un échiquier, les faire mouvoir à distance par la seule connaissance spontanée de leur moi le plus intime. On décide, écoutez-moi bien, non seulement d'essayer de briser la force matérielle naissante du comte de Peyrac, mais aussi d'abattre sa force morale. Un homme découragé, ayant perdu le sens de ce qui faisait mouvoir sa volonté agissante, ne s'attache pas à un simple coin de terre lui rappelant d'amers souvenirs. Pour le moins, il s'en va ; pour le mieux, il se suicide, il se laisse mourir, de toute façon, on en est débarrassé ! Et de cette partie psychologique, il semble que ce soit notre duchesse diabolique qui en a été particulièrement chargée. Ah ! Quelle habileté ! C'est confondant. Évidemment, ce n'est pas Job Simon qui m'a expliqué ces subtilités. J'extrapole à partir de ses confidences et de ce qu'il a cru comprendre, le pauvre gars ! Lui n'était qu'un naïf à gruger pour bâtir l'apparence inoffensive de l'arrivée de la séductrice sur les lieux de son action. Une « bienfaitrice » riche, pieuse, exaltée, menant à Québec des demoiselles à marier, naufrageant sur les côtes du Maine, prenant dans ses filets le seigneur des lieux... Voici bien une histoire digne de son imagination avide et retorse.... La seule difficulté : amener Job Simon à en passer par tous ses caprices et à se taire... Un Breton n'est pas facile à convaincre. Mais notre belle a ses armes et nous connaissons lesquelles. Voici, pour La Licorne ! Tout au moins pour le rôle qu'elle est amenée à jouer dans ce complot...

– Asseyez-vous, Étienne, je vous en prie, vous me donnez le vertige, l'interrompt Angélique, et rouvrez la porte. On étouffe ici.

Villedavray alla rouvrir la porte.

– C'est passionnant, n'est-ce pas ? murmura-t-il. Avez-vous quelque chose à boire ?

Angélique lui désigna une cruche d'eau sur la table. Il se désaltéra, tamponna délicatement ses lèvres. Il réfléchissait avec intensité.

– Je présume, reprit-il, que la duchesse de Maudribourg a été investie de cette délicate mission peut-être parce que c'était l'occasion de l'expédier au loin, mais aussi parce qu'elle avait une grande fortune, de quoi payer grassement toute complicité, et cela est important.