– Je l'ai toujours connu, répondit Ambroisine. Nous étions trois enfants qui couraient dans la campagne, là-bas, en Dauphiné. Il n'y a jamais eu d'enfants aussi forts que nous. Nous étions habités par le feu, par mille esprits ardents. Nos châteaux étaient proches, c'étaient des demeures sombres et hantées et ceux qui les habitaient étaient plus bizarres et imprévisibles que les fantômes. Il y avait son père à lui, farouche et terrifiant, qui l'emmenait massacrer les protestants ; il y avait ma mère, la Magicienne, qui connaissait l'art du poison, et mon père, le prêtre, qui convoquait le diable ; il y avait ma nourrice, la mère de Zalil, qui était sorcière et lui apprenait à clouer les chauves-souris aux barrières des champs et à déposer les crapauds morts au seuil des portes. Mais lui était plus fort que tous avec son œil bleu magique. Pourquoi nous a-t-il trahis ? Pourquoi a-t-il rejoint cette armée d'hommes noirs avec leurs croix sur le cœur. Il a voulu se mettre du côté du bien. Il est fou. Mais on ne peut effacer ce qui a été. Il me connaît, il sait ce qu'il faut obtenir de moi et parfois cela me complaît de le servir comme autrefois. À la limite de l'Enfer, nous devenons complices... Comprenez-vous ?... Le jour, par exemple, où vous serez vaincue... Alors je l'aurai rejoint... Et peut-être qu'il se souviendra de moi. Son mépris, son absence, sa supériorité, c'est comme un fer rouge. Un jour, je demanderai à Zalil de le tuer.
– Qui est Zalil ?...
Ambroisine ne répondit pas. Elle eut deux ou trois frissons convulsifs et elle ferma les yeux comme revoyant les jours passés.
Les choses se reliaient. Zalil, ce devait être l'homme pâle, le frère dont avait parlé Pétronille Damourt. « Il y avait ma nourrice, la mère de Zalil !... » une alliance infernale, mais qui s'atténuait de rejoindre des formes terrestres : une noble dame, engageant sa fortune, pour réaliser à la fois conquêtes et bonnes œuvres, au nom de Dieu et du roi, son amant, pirate, l'assistant dans cette œuvre. Un complot terrestre. Des trois enfants « traversés » par le feu, chacun avait suivi sa voie. L'un était devenu jésuite, l'autre la noble duchesse de Maudribourg à l'intelligence étincelante, le troisième l'homme-au-gourdin-de-plomb. Seules les passions fanatiques qui n'avaient cessé de les habiter les liaient encore à travers leurs destins disparates.
– Vous voyez, dit Ambroisine en rouvrant les yeux avec un sourire, je vous dis tout et vous commencez par tout savoir. C'est pourquoi il faut que vous mourriez maintenant. J'ai longtemps hésité ! Je laissais le sort décider. Cela m'amusait de voir comment vous resurgissiez des dangers. La baraka ?... Non, je n'y crois pas. C'est ma non-décision qui vous protégeait. Maintenant ma mission n'a que trop duré. Il faut en finir. Vous mourrez demain.
Elle parlait d'une voix monocorde et affectée. Ce désaccord entre le ton mondain et le contenu de ces paroles traduisait le désordre de sa pensée. Angélique répondit sur le même ton.
– Je vous remercie de m'avertir. Je m'évertuerai de prendre des dispositions nécessaires, en accord avec vos projets.
Ambroisine le regarda farouchement.
– Vous vous amusez donc toujours ?
– Oh ! Non, pas toujours, tant s'en faut...
– Vous avez vraiment mauvaise mine, reprit la duchesse de Maudribourg, que l'évident malaise d'Angélique parut rasséréner. Vous n'êtes pas si forte que vous voulez vous en donner l'air, mais j'aime que vous vous battiez bien. Vous avez la vitalité d'un goéland. Savez-vous qui m'a fait ce compliment à votre propos un jour ? Un nommé Desgrez. Un homme fort curieux et trop curieux... Un policier pour tout dire. J'avoue qu'en grande partie j'ai voulu quitter le royaume pour n'avoir pas à le rencontrer souvent. Il s'intéressait un peu trop à mon amie Mme de Brinvilliers, votre voisine à Paris. Vous ne vous souvenez pas ! Mais elle se souvenait de vous, des fêtes que vous donniez dans votre hôtel de Beautreillis. Ce François Desgrez, quel monstre !
« J'ai dit à Marguerite qu'elle suive mon exemple, fuir... Cela lui coûtera cher... Tant pis pour elle. Mais c'est lui qui, un jour que nous évoquions Mme du Plessis-Bellière, la maîtresse du roi si mystérieusement disparue, a dit : « Elle avait la vitalité d'un goéland... » Il semblait bien vous connaître... C'est étrange, n'est-ce pas ? Vous m'attiriez déjà par votre légende... Et voilà que je vous retrouvais aux côtés de celui que l'on m'avait chargée d'abattre en Amérique... Le monde est dominé par quelques êtres... Les autres ne sont que des comparses, de la poussière... Quelle exaltation d'avoir à vous affronter et à vous vaincre ! Mon plaisir en était déjà décuplé... Vous connaître assez pour vous faire trébucher, vous qui aviez tenu tête au roi, vous avoir à ma merci. Tout être humain possède une faille par laquelle la peur s'engouffre et par laquelle fuient ses forces. J'étais décidée à la découvrir. Quel excitant mystère que votre personnalité ! Ce ne fut pas facile. Votre perspicacité, votre instinct que je sentais en éveil. Quelle peur j'ai eue lorsque vous m'avez dit un jour : « Ce n'est pas par hasard que vous avez débarqué ici ! » Je ne sais plus comment j'ai réussi à détourner votre attention !...
« Mais enfin vous voici vaincue, perdue... C'est pourquoi j'ai décidé que vous deviez mourir.
– Non, ce n'est pas pour cela. En vérité, vous voulez que je disparaisse parce que vous sentez qu'il approche. Celui dont vous redoutez la confrontation, mon mari, le comte de Peyrac. Demain peut-être il sera là et alors vos mensonges éclateront au grand jour, plus rien ne tiendra de ce que vous avez échafaudé pour abuser l'esprit de ceux qui vous entourent. Vous vous trouverez seule sans aucun recours devant le châtiment qui vous attend.
Ambroisine ne parut pas frappée par ces paroles. Étonnée seulement.
– Vous me surprenez, fit-elle du bout des lèvres avec dédain, n'arrivez-vous donc pas à vous persuader que votre comte de Peyrac ne vous appartient plus ? Que faudra-t-il que je vous apporte comme preuves pour que vous soyez convaincue qu'il a été mon amant ? Vous êtes bien naïve ! Dès qu'il m'a vue à Gouldsboro, il a été fasciné par moi, il me l'a dit...
Dès qu'Ambroisine touchait à Joffrey, Angélique sentait comme son sang se retirer de ses veines. Elle avait l'impression que son cœur s'amenuisant cessait de battre. C'était bien là, en elle, la faille dont tout à l'heure l'autre avait parlé avec une si savante et si diabolique intuition... Cette faille que cache en lui tout être humain par laquelle « la peur s'engouffre et les forces s'écoulent »…
Elle se tut, rassemblant sa volonté à ne rien laisser transparaître.
– Quelle sensation ! murmura la duchesse, susciter dès le premier instant l'admiration et le désir d'un tel homme ! On m'avait dit de lui : « Quoiqu'il soit de mœurs libres, ce n'est pas un homme facile à séduire. Une seule femme semble avoir retenu son cœur, s'il en a un. Celle qui vit avec lui actuellement et qu'il prétend être sa femme. La partie sera dure... » Oh ! certes ! Mais d'autant plus exaltante : vous ! lui ! Et dès le premier instant, le premier regard, une telle victoire...
– Vous vous embrouillez, je crois, fit remarquer Angélique avec froideur. Ne m'avez-vous pas fait, il n'y a guère, l'aveu de votre souffrance lorsque vous éveillant vous nous avez vus tous deux à votre chevet et que vous avez compris que nous nous aimions...
– Ah ! Oui, mais j'étais bien sotte de me tourmenter... Dès le lendemain, il me fit porter un message d'amour. Et vous, maintenant, vous vous rassurez en pensant aux paroles ardentes qu'il vous a dites ce soir-là... Mais déjà il m'avait vue, il voulait endormir vos soupçons, afin d'être libre de me faire la cour...
Joffrey ! Joffrey ! Debout au chevet d'Ambroisine, son regard énigmatique fixé sur ce corps de déesse, que dans sa comédie de malade égarée par le délire elle découvrait impudiquement. Et Adhémar, jocrisse de tragédie, ponctuant la scène de ses réflexions : « Pour une femme bien roulée, on peut dire que c'est une femme bien roulée, pas vrai, monsieur le comte ! »