Infâme ! Insoutenable ! Voici qu'Angélique sentait un rire nerveux la gagner à la seule évocation d'Adhémar. Il fallait se contenir, ne pas se laisser aller. Malgré tout, la tête d'Adhémar se superposait dans sa vision à la scène insupportable. C'était irrésistible ! Oh ! quelle douleur... de ne pas savoir ce que Joffrey pensait à cet instant ! Quelle douleur qu'il lui fût encore si inconnu ! Serait-elle toujours seule sur la terre ?
– Comme vous êtes difficile à atteindre ! chuchota Ambroisine qui l'observait avec une attention cruelle... Vous êtes si belle et si émouvante !... Que je voudrais presque... vous donner la victoire !... Mais c'est impossible... Je veux que vous sachiez tout... Oui, le lendemain de ce jour il m'a fait porter un billet, presque une missive, où il me disait en termes inoubliables quelle impression j'avais faite sur lui, qu'il connaissait aussi mes titres en Sorbonne, qu'il s'enchantait de m'avoir en ses domaines, se réjouissant de pouvoir discourir enfin avec un véritable esprit savant, car il était cruellement sevré de tels plaisirs en Amérique, mais qu'au delà de cette satisfaction celle de rencontrer une aussi jolie femme dominait encore, et tant de fins compliments que j'ai dû relire à plusieurs reprises ces lignes pour m'en pénétrer...
Le bras d'Angélique s'était levé presque machinalement vers Ambroisine.
– Que voulez-vous ? demanda celle-ci s'interrompant et regardant sans comprendre la main ouverte.
– Montrez-moi ce billet.
Une lueur traversa le regard fauve de son ennemie.
– Décidément vous êtes étonnante ! Vous ne craignez pas de souffrir !
– J'ai connu pire, répondit Angélique d'un air détaché, et songeant, à part elle, que ce n'était pas vrai, qu'elle n'avait jamais rien connu de pire que ce qu'elle traversait en cet instant, cette angoisse taraudante d'avoir à douter de lui, d'être sur le point de recevoir la preuve tangible de sa trahison et de le perdre à jamais.
– Et si je vous disais que je n'ai pas conservé ce billet.
– Alors je vous dirais que vous en avez menti et je ne croirais pas un mot de ce que vous venez de me raconter.
– Dans ce cas... tant pis pour vous.
Ambroisine porta la main à l'aumônière brodée de perles qu'elle portait toujours à sa ceinture.
– Je l'ai conservé. J'aime relire ces mots qu'il m'a adressés en ces premiers jours de notre rencontre... Je sais goûter ce qui vient de lui. Les hommes aiment être flattés. Peut-être n'avez-vous pas su apprécier assez ce qu'il vous accordait puisqu'il s'est lassé de vous.
La vie d'Angélique était suspendue à ces doigts féminins, cherchant parmi les objets de l'aumônière.
« Si elle ne le trouve pas c'est qu'elle ment », se répétait-elle.
– Ah ! Le voici, dit Ambroisine.
Angélique reconnaissait le vélin qu'utilisait le comte de Peyrac à Gouldsboro et lorsque Ambroisine, ayant déployé le feuillet, le tourna vers elle, elle put également reconnaître de loin sa rapide écriture de savant.
– Étonnée ! répéta-t-elle.
Ainsi, recroquevillée sur la pierre de l'âtre, enveloppée frileusement dans sa couverture et tendant la main, elle avait conscience de son attitude de pauvresse.
Mais elle était sans force pour se lever et affronter Ambroisine à égalité.
– Vous êtes livide, remarqua celle-ci avec un mauvais sourire, vous défaillez... C'est curieux, vous êtes vraiment la seule personne qui m'ait jamais inspiré comme un sentiment de pitié.
Puis paraissant se décider.
– Non, je ne veux pas que vous lisiez ces mots d'amour qu'il m'adressait... Ils vous achèveraient... Je veux vous épargner.
Et elle se pencha pour enflammer la missive qu'elle tenait.
Mais plus prompte qu'elle Angélique se détendit, lui attrapa la main pour la retenir et lui arracha la lettre.
– Tigresse ! cria Ambroisine.
Effrayée, elle regarda perler à son poignet quelques gouttes de sang. Les ongles d'Angélique s'étaient enfoncés dans sa chair.
« En brûlant cette lettre elle voulait me condamner au doute, pensait Angélique, à ne jamais savoir ce qu'il lui avait écrit vraiment. »
Elle tremblait tellement qu'elle dut attendre avant de pouvoir déchiffrer les mots qui dansaient sous ses yeux. Elle savait déjà, à cause du geste d'Ambroisine, qu'elle ne lirait que des termes anodins.
En effet, ce n'était que des formules mathématiques, accompagnées de chiffres.
Mais si dure avait été l'épreuve à traverser qu'elle n'éprouvait même pas de soulagement à constater le mensonge d'Ambroisine.
– Ainsi, une fois de plus, dit-elle en regardant celle-ci, une fois de plus vous avez voulu m'abuser... jamais vous n'avez reçu de lui une lettre d'amour... Encore une de vos infâmes comédies. Ces mots, vous lui avez demandé de vous les rédiger sous un prétexte quelconque ou bien vous les lui avez subtilisés à Gouldsboro, comme vous avez réussi à subtiliser son pourpoint. Vous furetiez partout. Vous prépariez vos pièges. Mais vos ruses sont grossières...
Un coq chanta au-dehors. Le jour se levait.
Ambroisine tamponnait avec précaution sa peau délicate meurtrie.
– Vous êtes d'une méchanceté et d'une brutalité inouïes, dit-elle.
Elle se reculait vers la porte avec cet air sournois et puéril qu'elle prenait chaque fois que cela ne « marchait pas » comme elle, l'avait voulu...
– Ne me regardez pas ainsi. Vos yeux me hantent. Quand vous serez morte, je les crèverai.
Chapitre 20
À bout de forces, Angélique barricadait sa porte et allait s'abattre sur son lit. Oh ! Ces apparitions d'Ambroisine ! Chaque fois versant un fluide corrosif qui sapait sa résistance. « La prochaine fois... je ne pourrai plus... je ne pourrai plus... la supporter... »
Toute la verve de Villedavray, avec son courage tellement à la française de petit marquis en dentelles, n'arriverait plus à la défendre de l'emprise démoniaque qui se resserrait.
Un démon succube, au ravissant visage, passant et repassant dans les tourbillons du vent. Un cachemar ! Un symbole ! L'ennemi éternel rôdant à son chevet, cherchant à forcer sa porte, la porte de la forteresse de son cœur, où elle gardait son amour... Déjà une fois, les légions maudites avaient tout ravagé.
Elle grelottait de fièvre. Son esprit vacillait. Elle avait dit à Colin : « Ne crains rien, je ne deviendrai pas folle ! »
Et voici que la Démone l'amenait aux frontières du péril. Et dans un sursaut : « Non, je ne te donnerai pas cela, vile créature, esprit démoniaque, esprit impur ! » De tenir serrée entre ses doigts la feuille froissée couverte de signes cabalistiques ne la soulageait pas. Trop profonde avait été la peur ; elle rejoignait celle qui l'avait hantée de si longues années et que réveillait l'évocation curieuse de noms anciens, tellement inattendus en ce lieu, au point qu'elle croyait avoir rêvé les entendre tomber des lèvres d'Ambroisine : Desgrez le policier, l'hôtel de Beautreillis, la marquise du Plessis-Bellière... la belle marquise si mystérieusement disparue – elle – , échouée aujourd'hui dans une masure d'Amérique, jouant une fois de plus son destin, comme si la vie jamais ne finirait d'aiguiser sa plume pour y inscrire en face d'elle, en termes chaque fois plus exigeants, un éternel défi.
Tout réuni en un seul point. Cela faisait comme ces boules d'épineux que la tempête transporte sur les plages, cela se ramassait, roulait vers elle pour l'écraser. Il y avait comme une avalanche de visages qui dégringolaient alentour : le Pâle, le Borgne, le Morne, l'Invisible, quatre-vingts légions !...