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La journée passait ainsi, lente, douce, insupportable. Le soir venu, le ciel d'orage se chargeait de tension infernale, les visages sereins cachaient les peurs incommunicables. C'était secret, invisible et horrible comme tout ce qui était arrivé ces derniers temps, cela se passait au fond des âmes, chacun se croyant le seul à savoir. Cela stagnerait longtemps avant d'émerger à la surface de la réalité par le crime, la luxure, la folie, le désastre ou la trahison.

Pourtant le repas du soir dans la grande salle du manoir seigneurial fut une réception agréable. Mme de la Roche-Posay y avait convié, en sus d'Angélique et de la duchesse, quelques notables du pays, les aumôniers, le secrétaire Armand Dacaux.

Cantor était présent également. Ce fut lui qui déclencha l'orage parmi les humains, tandis que celui qui tournait dans les cieux en gros nuages pesants de pluie ne se décidait pas à éclater et ne s'annonçait que par de sourds grondements, des éclairs muets spasmodiques. Un vent tiède faisait onduler les champs de blé, et les hampes de lupins roses, bleus et blancs qui foisonnaient, si beaux et grands qu'ils donnaient à tout le village un air de fête permanente.

La chère était fine à la table des hobereaux : du crabe assaisonné d'une pointe de gingembre et d'un filet de liqueur, un gigot de venaison en croûte, des salades en abondance et, dans des corbeilles, les fameuses cerises de Port-Royal d'un beau corail vif. Au dessert, Mme de la Roche-Posay fit servir un vin tiré de la vigne sauvage. Il était noir comme l'encre et assez capiteux. La conversation fut aussitôt très animée. En bonne hôtesse, la châtelaine donnait aux convives l'occasion de briller. Elle avait entendu parler de la réputation de savante de Mme de Maudribourg et lui posa quelques questions points sottes.

Ambroisine se lança immédiatement dans un sujet ardu, mais qu'elle avait l'art de présenter avec tant d'habileté que chacun pouvait se croire, quelques instants, un esprit particulièrement ouvert aux sciences mathématiques. Son charme personnel aidant, elle retint l'attention générale. Angélique revoyait la scène qui avait eu lieu sur la grève de Gouldsboro, lorsque Ambroisine avait parlé de l'attirance de la lune sur les mers.

Le regard attentif de Joffrey fixé sur Ambroisine. C'était tellement insupportable qu'elle préféra chasser cette vision. D'ailleurs, c'est à cet instant que Cantor éclata. Ambroisine évoquait sa correspondance avec le savant Kepler. Cantor s'exclama :

– Encore cette sottise. Mais Kepler est mort depuis déjà belle lurette, en 1630...

Interrompue, Ambroisine le regarda avec étonnement.

– Si je ne suis pas morte, il n'est pas mort non plus, dit-elle en souriant légèrement. Encore récemment, un peu avant mon départ d'Europe, j'ai reçu un pli de lui traitant des orbites des planètes.

Le jeune garçon haussa furieusement les épaules.

– Impossible ! C'est un savant du siècle dernier, vous dis-je.

– Seriez-vous donc plus au courant des savants que votre père ?

– Pourquoi ?

– Parce que lui-même m'a dit qu'il avait jadis entretenu une correspondance avec Kepler.

Cantor devint pourpre et allait rétorquer violemment lorsque Angélique l'interrompit avec fermeté.

– Cantor, assez ! Il est inutile de batailler là-dessus. Après tout les noms de savants allemands se ressemblent, Mme de Maudribourg et toi vous devez faire confusion là-dessus. N'en parlons plus.

Mme de la Roche-Posay changea de sujet en proposant un verre de rossoli. C'était les dernières gouttes du fût qu'elle avait reçu de France l'an dernier. Si le bateau de la Compagnie tardait à arriver...

– Ces jeunes gens d'ici ont le sang bouillant, dit-elle, lorsque Cantor, après avoir courtoisement pris congé, fut sorti de la pièce, la vie qu'ils mènent les porte à ne redouter aucune autorité et même à la mépriser d'où qu'elle vienne.

Les maringouins commençaient à susurrer dans le crépuscule traversé d'éclairs silencieux. Les hôtes prirent congé. Angélique alla à la recherche de Cantor qui logeait dans un petit appentis attenant à une ferme. Elle eut la chance de le trouver.

– Quelle mouche t'a piqué tout à l'heure de te montrer si insolent envers Mme de Maudribourg ?... Tout pirate ou coureur de bois que tu te considères, tu ne dois pas oublier que tu es chevalier et que tu as été page du roi. Tu dois courtoisie aux dames.

– J'ai horreur des femmes savantes, fit Cantor d'un ton supérieur.

– Parce que jadis, précisément à la Cour, tu as vu les comédies de M. Molière.

– Oh ! Je me souviens, c'était drôle. (Et Cantor s'anima à ce souvenir. Puis il s'assombrit, de nouveau.) N'empêche qu'on ferait mieux de ne pas apprendre à lire aux femmes.

– Ah ! Te voilà bien un homme ! s'écria Angélique en lui ébouriffant les cheveux avec une gaieté mélangée d'irritation. Apprécierais-tu de me voir sotte et incapable de déchiffrer le moindre grimoire ?

– Vous, ce n'est pas la même chose, dit Cantor avec l'illogisme des fils qui adorent leur mère, n'empêche qu'une femme est incapable d'aimer le savoir pour lui-même. Elles ne s'en servent, comme celle-là, que pour s'en parer comme des plumes du paon, et mieux séduire ces crétins d'hommes qui s'y laissent prendre.

– Mme de Maudribourg possède certainement une intelligence supérieure..., dit Angélique avec prudence.

Cantor serra les lèvres et détourna la tête d'un air buté. Angélique sentait qu'il brûlait de dire quelque chose, mais qu'il se tairait parce que « naturellement, elle ne pourrait pas le comprendre ». Elle le quitta en lui rappelant une fois de plus que les qualités d'un jeune seigneur comportent aussi celles de se montrer amène dans le monde.

Il avait le don de l'agacer et même de la décourager elle-même par l'insatisfaction qu'il éprouvait de la conduite de son prochain.

La nuit pesait sur ses épaules un poids de plomb. Elle trouvait la nuit fort épaisse et comme menaçante, et chaque maison, close sur la lumière de l'âtre, lui parut hostile et recelant un ennemi caché, qui suivait du regard sa démarche. Dans quelle demeure se cachait-il, préparant ses pièges ?

Elle courut. Elle avait hâte de se réfugier dans son petit logis et même de s'y barricader, ce qui était assez sot.

Avant de parvenir à sa cahute, elle devait traverser une cour derrière l'habitation principale, puis, pour en sortir, une sorte de passage voûté, assez long, qui formait porte. Comme elle le franchissait, elle crut sentir que quelqu'un la guettait, tapi dans cette ombre épaisse.

Le temps instinctif d'enregistrer cet avertissement, et déjà deux bras – horreur ! – la saisissaient par-derrière, paralysant ses mouvements.

Leur force était irrésistible. On eût dit deux serpents brûlants cherchant à l'enlacer pour l'étouffer. L'obscurité était profonde sous le porche. On ne pouvait rien voir. Et sous l'effet d'une surprise horrifiée, aucun son ne parvenait à sortir de la gorge d'Angélique. L'étreinte de ces bras lui causait une sensation indescriptible et inusitée.

Car ce n'était pas des bras d'homme.

C'était doux, chaud et féminin, de même que la voix qui lui parlait à l'oreille – elle n'eût su dire en quelle langue – et qui lui causait la même impression de frayeur et de dégoût, lui donnait celle de glisser vertigineusement dans un piège mortel dont aucune force humaine ne pourrait la sauver. Ce fut si intense et terrible que peut-être se fût-elle évanouie d'horreur et de répulsion si un soudain éclair, traversant les nuées à l'horizon, n'eût illuminé l'obscurité du porche et qu'à sa lueur elle n'eût reconnu, proche du sien et la considérant avec étonnement, le visage d'Ambroisine de Maudribourg.