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– Mais... l'amour de QUOI ?... s'enquit l'intendant vaguement inquiet.

Le marquis de Villedavray était un orignal, soit. Mais à certains moments ne pouvait-on craindre pour sa raison ?...

Sous le regard froid et suspicieux de son interlocuteur le marquis s'exalta plus encore.

– Mais l'Amour tout court, voyons ! L'Amour avec ses délices, ses pâmoisons, ses combats voluptueux, ses tendresses exquises, ses attentes chargées de mystère, ses redditions grisantes, ses courtes disputes, ses craintes, aussitôt rassurées, ses rancunes douloureuses, corrosives, qu'un sourire fait fondre comme neige au soleil, ses espoirs et ses certitudes, tout ce feu excitant qui sans cesse renouvelé par les pulsions du cœur et de la chair, enrichi par chaque détail de la vie, vous fait vivre en un autre monde où l'on est deux... seulement deux, prêts à mourir s'il le faut à l'instant même, car chaque instant, chaque heure, chaque jour atteint le seuil d'un bonheur quasi paradisiaque dont on n'a jamais fini de décompter les merveilles et dont il semble qu'on ne puisse dépasser désormais l'intensité...

– Vous divaguez, je pense, fit l'intendant Carlon, ou bien vous avez bu...

Il jeta un regard soupçonneux vers les éléments d'une collation qui attendait, près d'eux, disposée sur une table basse. Coupes, hanaps de cristal, argenterie aux rayons du soleil couchant, mais les carafons de vin et de liqueurs ne semblaient pas avoir été entamés...

– Oui j'ai bu, convint Villedavray. Je me suis enivré de cet élixir dont je vous entretiens : l'Amour. Il rayonne subtil, et presque insaisissable et pourtant si intense, immense et brûlant que ce sentiment m'environne comme d'effluves exquis qu'il m'est impossible de ne pas capter et percevoir... Que voulez-vous, je suis si sensible.

– Des effluves, répéta Carlon... Oui il y a des effluves, en effet, mais qui n'ont rien de paradisiaques. C'est curieux d'ailleurs que si loin que nous soyons déjà à l'intérieur des terres, l'odeur de la marée nous poursuive jusqu'ici.

– Qui vous parle de marée ? gémit le marquis. Vous êtes affreusement terre-à-terre. Je m'évertue en vain à vous faire vibrer un peu.

Déçu, il se détourna et prit un bonbon dans un des compotiers de cristal. Cette dégustation parut lui avoir rendu sa bonne humeur et il s'anima de nouveau.

– Tenez ! Jusqu'à cette friandise où je discerne le signe de l'Amour. N'y peut-on voir le tour de force d'un cœur épris qui réussit à amener de telles délicatesses de bouche dans ces contrées lointaines et désertiques, afin que, malgré l'inclémence des lieux, la merveille aimée ne puisse en subir les rudesses ? N'est-ce pas aimer, en effet, que de répandre aux pieds de celle qu'on aime toutes les richesses de la terre et de ne cesser d'attacher son esprit et son cœur à cette œuvre enchanteresse ? Voilà, n'est-il pas vrai, tous les signes d'un climat de passion et de tendresse auquel nul – même pas vous – ne peut demeurer indifférent. Oui même pas VOUS...

Il pointait son doigt contre la poitrine de Car-Ion et y donnait des petits coups.

– Vous divaguez, répéta celui-ci, et vous me faites mal-Mais de Villedavray, gouverneur d'Acadie, était lancé.

Il saisit par les revers de son manteau son interlocuteur qui le dépassait d'une bonne tête.

– Allons, vous n'allez pas me dire que vous demeurez insensible ? Si piètre que soit votre misérable carcasse de fonctionnaire du Roi vous n'allez pas me faire croire que sous cette pâle chair de poisson froid qui est la vôtre ne bat pas un cœur, ne frémit pas un sexe d'homme.

Carlon se dégagea, extrêmement choqué.

– Gouverneur, je suis habitué à vos incongruités, mais là vous dépassez les bornes. Laissez-moi vous dire une bonne fois que je ne comprends rien à vos discours délirants. Il fait froid, la nuit tombe, .nous voguons vers Québec où nous attendent des ennuis sans nombre et, tout à coup, vous déclarez que vous vous sentez plongé dans une atmosphère d'amour !... L'amour de QUOI, vous demandé-je.

– Mais pourquoi l'Amour de QUOI ? trépigna le marquis. Au moins pourriez-vous demander l'amour de QUI ?... Eh bien, regardez, aveugle que vous êtes !... Regardez et voyez ce qui s'avance là vers nous...

D'un geste théâtral et triomphant, il tendit la main vers un groupe qui venait d'apparaître au balcon du château-arrière. Vues à contre-jour ces personnes, dont les chapeaux aux panaches empruntés se détachaient en noir sur l'or du ciel, se distinguaient mal les unes des autres, mais l'on pouvait cependant deviner parmi elles, une silhouette de femme.

– Eh ! bien, LA voyez-vous, reprit le marquis , frémissant, la voyez-vous, ELLE, l'unique ? Une femme parée de toutes les grâces de la nature, de tous les charmes d'une féminité sans défaut, elle dont le seul regard éblouit, dont un seul mot, tombé de ses lèvres merveilleuses vous laisse à jamais ravi, elle dont la douceur vous séduit et la violence vous bouleverse, dont on ne sait si elle fait appel à votre force pour protéger sa faiblesse charmante, ou n'éveille votre faiblesse afin de mieux découvrir sa force cachée et invincible, vous donnant le désir de se blottir contre ce sein chaleureux comme on se blottirait contre le sein d'une mère, une femme dont on ne sait si elle séduit par les qualités les plus candides ou au contraire par les plus redoutables de son sexe, mais près de laquelle, à coup sûr, il est impossible à un être mâle, et même à n'importe quel être, de demeurer indifférent ? Propriété, charme irrésistible qui est à mon sens la qualité primordiale et la plus subtile d'une femme, de la FEMME dans son essence même...

Il dut reprendre souffle.

À ce moment Angélique, comtesse de Peyrac, escortée de son époux et des officiers des navires de la flotte du comte, commandants, seconds, quartiers-maîtres, tous superbement chamarrés, commençait de descendre l'escalier de bois verni qui menait au premier pont. Même à cette distance, l'éclat de ce visage féminin unique attirait l'attention et l'on ne savait si la lumière qui en rayonnait venait du reflet du soleil couchant, avivant sa chaude carnation, ou du sourire plein de grâce et de gaieté qui entrouvrait ses lèvres tandis qu'elle écoutait les propos échangés autour d'elle par ceux qui l'accompagnaient, propos que les deux hommes éloignés ne pouvaient entendre mais qui paraissaient fort animés et badins.

Un grand chapeau de feutre blanc, à la cavalière, la coiffait et lui faisait comme une auréole claire. Son manteau de satin blanc doublé de fourrure blanche s'entrouvrait sur un corsage garni d'un col de dentelle de Malines à trois revers, sur les moirures d'une robe, en faille rose, relevée par devant, selon la mode, sur les plis d'une jupe de velours grenat que soutachaient dans le bas deux rangées de galons d'argent.

L'une de ses mains retenait les plis de la jupe, afin qu'elle pût aborder les degrés sans encombre, son autre main était cachée dans un manchon de fourrure blanche, retenu à son cou par une cordelière d'argent.

Les mouvements d'Angélique de Peyrac avaient tant de grâce et d'aisance que Villedavray murmura :

– N'est-elle pas digne de descendre le grand escalier de Versailles aux côtés du Roi lui-même ?...

– On dit qu'elle l'a fait... murmura Carlon.

– Hein ? Descendre le grand escalier de Versailles ? Aux côtés du Roi ?

L'intendant ne répondit pas et se contenta de renifler d'un air entendu. Villedavray le crocheta de nouveau.

– Vous ! Vous savez des choses sur elle ? Dites-les-moi ! Bon, vous voulez vous taire, mais je vous les ferai bien avouer un jour...

Se détachant en sombre sur la clarté du ciel.

La silhouette furtive d'un petit animal apparut le long de la balustrade et, en quelques bonds souples, rejoignit la compagnie, atterrit sur le pont devant Angélique et, après l'avoir observée avec attention, commença à la précéder solennellement, la queue dressée en panache.