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Angélique les considérait sans faire un mouvement. Ce qui la retenait, c'était moins leur dangereux exploit qu'une certitude de reconnaître le décor. Elle cherchait à se rappeler où elle avait pu avoir sous les yeux un tel spectacle. Elle se tourna vers son mari pour lui faire part de ses réflexions. Une voix jeune, criant à travers la grotte un appel, fut le choc qui dissipa l'obscurité de sa mémoire. Ce n'était pas elle qui avait vu cela en rêve, c'était Florimond. Elle crut entendre les paroles qu'il lui disait un soir, au château du Plessis, alors que pesaient sur eux des menaces de mort, « J'ai vu mon père et mon frère en songe... Cantor était au sommet d'une grande vague blanche et il me criait : Viens, Florimond... Viens faire cela avec moi, c'est tellement amusant... Ils sont dans un pays plein d'arcs-en-ciel... ». Les yeux d'Angélique s'ouvrirent. La vision de Florimond se recomposait devant elle. Les arcs-en-ciel tremblaient à travers les feuillages, la vague blanche était là...

– Qu'avez-vous ? demanda Joffrey de Peyrac avec inquiétude.

– Je ne sais pas ce qui m'arrive, dit Angélique qui était toute pâle, j'ai déjà vu ce paysage... en songe. Ou plutôt, ce n'était pas moi... Mais comment a-t-il pu réellement voir cela, murmura-t-elle se parlant à elle-même... Les enfants ont de ces presciences...

Elle n'osait pas prononcer le nom de Florimond. Leurs fils disparus demeuraient entre eux. C'était à leur sujet qu'il lui avait fait les plus durs reproches et elle ne voulait pas aujourd'hui, après les heures merveilleuses qu'ils avaient connues dans les bras l'un de l'autre, évoquer une cause de peine et de mésentente.

Mais c'était comme si elle le voyait là, devant elle, avec une acuité étonnante, le petit Florimond.

Depuis des années elle ne l'avait évoqué avec une telle précision. Il se tenait là avec son sourire étincelant, ses yeux charmeurs : « Mère, il faut partir »... Il lui avait dit cela, sentant que la mort rôdait, mais elle ne l'avait pas écouté, et il s'était enfui, poussé par l'instinct de vivre qui, Dieu merci, guide les actions impulsives de la jeunesse. Il ne pouvait sauver de force sa mère, ni son frère, le pauvre petit, il avait au moins sauvé sa propre vie. Avait-il trouvé ce pays plein d'arcs-en-ciel où il s'imaginait que l'attendaient son père et Cantor. Cantor mort depuis sept années en Méditerranée ?

– Mais qu'avez-vous ? répéta le comte en fronçant les sourcils.

Elle s'efforça de sourire.

– Ce n'est rien. J'ai eu comme une vision, vous dis-je. Je vous expliquerai plus tard pourquoi. La caravane s'annonce-t-elle ?

– Montons sur ce tertre, nous les apercevrons. J'entends le bruit des chevaux, mais ils n'avancent qu'au pas car la sente est étroite.

De la légère éminence où ils se trouvaient, le regard, plongeant à travers les arbres, commençait à distinguer le mouvement causé par l'arrivée d'une troupe nombreuse. Les roues des chariots grinçaient sur les cailloux du chemin. Des plumes chatoyantes s'apercevaient entre les ramures. Coiffures des Indiens porteurs ? Non, ces plumages garnissaient les feutres des deux cavaliers de tête. En même temps qu'ils surgissaient en vue, à l'orée du bois, parvenait un écho musical. Le bras de Joffrey de Peyrac se tendit subitement.

– Les voyez-vous ? dit-il.

– Oui.

Elle mit sa main en auvent sur ses yeux afin de mieux distinguer les arrivants.

– Ce sont de très jeunes gens, me semble-t-il. L'un d'eux tient une guitare.

Le mot mourut sur ses lèvres. Son bras retomba. Pendant un instant elle éprouva comme un phénomène de désincarnation. Son corps était là, mais vidé de sa substance, elle était devenue une statue où seul demeurait vivant le pouvoir de la vue. Elle n'existait plus, elle était morte, mais elle voyait.

Elle les voyait... ces deux cavaliers qui s'avançaient. Et surtout l'un, le premier... et puis l'autre. Mais le premier était bien réel, tandis que l'autre, le page à la guitare, c'était une ombre, ou bien alors, elle était morte aussi.

Ils s'approchaient. Le mirage allait se dissiper. Mais plus ils s'approchaient, plus leurs traits se précisaient. C'était Florimond, son sourire étincelant, ses yeux rieurs et vifs.

– Florimond.

Il sauta à bas de son cheval et jeta un cri.

– Mère !

Alors il se mit à courir vers la colline les bras tendus. Angélique voulut s'élancer aussi, mais ses jambes se dérobèrent et elle tomba à genoux. Ce fut ainsi qu'elle le reçut contre son cœur, à genoux lui aussi, ses bras autour de son cou, sa tignasse brune contre son épaule.

– O Mère, disait-il, toi enfin. Je t'ai désobéi, je suis parti pour aller chercher mon père à ton secours. Il est arrivé à temps puisque te voici. Les soldats ne t'ont pas fait de mal ? Le Roi ne t'a pas mise en prison, je suis heureux, tellement heureux, mère !...

Angélique serrait de toutes ses forces contre elle le torse mince. Florimond, son petit compagnon, son petit chevalier !

– Je le savais, mon fils, murmura-t-elle d'une voix brisée, je le savais que je te retrouverais. Tu es venu dans ce pays plein d'arcs-en-ciel dont tu avais rêvé.

– Oui... et je les ai trouvés tous les deux, mon père et mon frère, Maman, regarde... C'est Cantor.

*****

L'autre adolescent se tenait à quelques pas du groupe. Florimond avait bien de la chance, songeait-il, de n'être pas intimidé. Il y avait si longtemps que lui, Cantor, ne l'avait pas revue, sa mère, la fée, la reine, l'éblouissant amour de sa petite enfance. Il n'était pas très sûr de la reconnaître en cette femme tombée qui serrait follement Florimond contre elle en balbutiant des mots éperdus. Mais elle tendit la main vers lui avec un appel et il s'élança. À son tour, il cherchait asile en ce bras qui l'avait bercé jadis. Il reconnaissait son parfum, son sein si doux, sa voix surtout qui éveillait tant de souvenirs, ceux des soirées devant l'âtre lorsqu'on faisait sauter les crêpes, ou lorsqu'elle venait l'embrasser plus tard, merveilleuse en ses atours somptueux.

– O, mère chérie !

– O mes fils, mes fils !... Mais c'est impossible, Florimond, Cantor ne peut être là ! Il est mort en Méditerranée.

Florimond avait son rire clair un peu moqueur.

– Tu ne sais donc pas, mère, que c'est mon père qui a attaqué la flotte du duc de Vivonne parce que Cantor était à bord. Il le savait et il voulait le reprendre.

– Il le savait.

C'étaient les premiers mots qui atteignaient la conscience d'Angélique depuis le moment bouleversant où elle avait distingué en les traits des deux cavaliers que lui désignait Joffrey de Peyrac ceux, chéris, de ses fils tant pleurés.

– Il le savait, répéta-t-elle.

*****

Ainsi tout cela n'était pas un rêve. Il y avait des années que ses fils étaient vivants. Joffrey de Peyrac avait « repris » Cantor, accueilli et gardé Florimond, et pendant ce temps-là, elle, Angélique, devenait à moitié folle de chagrin. Son premier réflexe, en reprenant pied dans la réalité, fut dès lors celui d'une colère aveugle. Avant que Joffrey de Peyrac ait pu prévoir son geste, elle s'était relevée et marchant sur lui, elle le frappa au visage.

– Vous le saviez, vous le saviez, cria-t-elle comme folle de rage et de douleur, et vous ne m'avez rien dit. Vous m'avez laissé pleurer de désespoir, vous vous réjouissiez de mes souffrances. Vous êtes un monstre. Vous me haïssez.

« Vous ne m'avez rien dit, ni à La Rochelle, ni pendant la traversée... ni cette nuit, même pas cette nuit... Ah ! qu'ai-je fait en m'attachant à un homme aussi cruel, je ne veux plus vous voir...

Elle s'élançait. Il la retint et dut employer toute sa force pour la maintenir.

– Laissez-moi, hurlait Angélique en se débattant, jamais je ne vous pardonnerai, jamais... Maintenant je le sais, vous ne m'aimez pas... Vous ne m'avez jamais aimée... Lâchez-moi.