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– Romain ! hurlèrent-ils.

Rien ne répondit. Pas même l'écho d'un gémissement. Berne voulut descendre à son tour, par l'échelle de corde.

Manigault le retint.

– Refermez la trappe, ordonna-t-il.

Et, comme ils restaient sidérés, il la rabattit lui-même d'un coup de pied, et mit la targette extérieure.

Maintenant ils commençaient à comprendre. La guerre était déclarée entre le pont et les cales du navire.

*****

« J'aurais dû retenir Romain, se dit Angélique. J'aurais dû me souvenir que Joffrey n'oublie jamais rien, que ses gestes et ses actions ne sont jamais le fruit du hasard ou de négligence, mais sont dictés par un calcul très précis. Il a laissé la trappe ouverte exactement pour que cette chose affreuse arrive. Fous qu'ils sont tous d'avoir voulu se mesurer avec lui. Et ils refusent de m'écouter. »

Elle s'élançait au-dehors, jetait un regard éperdu sur le désordre du Gouldsboro, ballotté, comme inconscient, au sein de la mer tranquille.

Un être courait, pourchassé par des cris, menacé par les lames brillantes des poignards qui avaient surgi des ceintures des mutins espagnols. Une frêle silhouette, empêtrée dans sa djellaba blanche, s'agrippant aux échelles essayait d'échapper à la meute.

– C'est lui ! C'est lui ! criait-on. Le complice ! Le Turc ! Le Sarrasin ! Il a voulu étouffer nos enfants !

Le vieux médecin arabe se retourna. Il fit face aux infidèles. Parmi eux, ces chrétiens vêtus de noir de la secte qu'on appelle réformée, et des Espagnols, ennemis de toujours de l'Islam. Une belle mort pour un fils de Mahomet. Il tomba sous les coups. Les Protestants s'étaient arrêtés. Mais les Espagnols s'acharnaient, emportés par le goût du sang et la haine séculaire du Maure.

Angélique se jeta au sein de la mêlée.

– Arrêtez ! Arrêtez ! Lâches que vous êtes !... C'est un vieillard.

Un des Espagnols lui porta un coup de couteau qui, heureusement, ne fit que déchirer la manche de sa robe et égratigner son bras. Ce que voyant, Gabriel Berne bondit. Il assomma l'Espagnol d'un coup de crosse de pistolet, et dut menacer les autres de son arme pour les contraindre à s'écarter.

Angélique à genoux près du vieux savant souleva sa tête tuméfiée et sanglante. Elle lui parlait tout bas, en arabe :

– Effendi ! oh ! Effendi ! ne mourez pas. Vous êtes trop loin de votre pays. Vous reverrez Miquenez et ses roses... et Fez, la ville d'or, souvenez-vous !

Le vieillard eut la force d'ouvrir un œil, tout brillant d'ironie.

– Qu'importent les roses, mon enfant, murmura-t-il en français, je me suis attaché à d'autres rivages moins terrestres. Ici ou là qu'importe ! Mahomet n'a-t-il pas dit « Prends la science à n'importe quel endroit »...

Elle voulait le soulever pour essayer de l'abriter dans les appartements de Joffrey de Peyrac, mais elle s'aperçut qu'il venait d'expirer.

Angélique sanglota à bout de forces.

« C'était « son » ami, j'en suis sûre, comme Osman Ferradji fut le mien... Il l'a sauvé, il l'a guéri. Sans lui Joffrey serait mort. Et ils l'ont tué. »

Elle ne savait plus qui haïr et qui aimer. Les hommes, tous les nommes, étaient impardonnables. Elle comprenait Dieu qui envoie, soudain excédé, le feu sur les villes et les déluges sur la terre pour détruire l'espèce ingrate.

*****

Elle retrouva Honorine assise sagement près du Sicilien qui, étendu, paraissait dormir. Lui aussi, on l'avait frappé à mort. Dans sa tignasse hirsute, une plaie vermeille béait.

– Ils ont fait très mal à « Cosse-de-Châtaigne », dit Honorine.

Elle ne disait pas « ils l'ont tué » mais elle savait ce que signifiait ce froid sommeil de son ami, la petite fille dont le premier mot avait été : sang.

Angélique ne parviendrait donc jamais à l'arracher à la violence.

– Oh ! comme tu as une belle robe, dit Honorine. Qu'est-ce qui est écrit dessus ? Est-ce que ce sont des fleurs ?

Angélique la tenait dans ses bras. Elle aurait voulu partir loin, loin avec sa fille. Heureux le temps où elles pouvaient s'enfuir dans la forêt, passer d'une route à l'autre. Ici on ne pouvait s'enfuir nulle part. On ne pouvait que tourner en rond sur cette nef misérable, bientôt chargée de cadavres, si cela continuait... imprégnée de sang.

– Maman, est-ce que ce sont des fleurs ?

– Oui, ce sont des fleurs.

– Ta robe est bleue et sombre comme la mer. Alors ce sont les fleurs de la mer. On les verrait, ces fleurs, si on allait au fond de l'eau, n'est-ce pas qu'on les verrait ?

– Oui, on les verrait ! dit Angélique avec une conviction machinale.

*****

Le reste de la journée fut plus calme. Le navire filait docilement. Les hommes d'équipage enfermés à fond de cale avec leur chef le Rescator ne s'étaient pas manifestés. Ce manque de réaction aurait dû déjà éveiller l'inquiétude, mais les révoltés, fatigués par la bataille engagée à la suite d'une nuit de tempête, se laissaient aller à une sorte d'euphorie. On voulait croire que ce calme apparent de la mer et de la situation durerait toujours ; au moins jusqu'à ce qu'on pût aborder aux Iles d'Amérique. Ce qui aidait les Protestants dans leur folie, se disait Angélique, c'était leur habitude presque séculaire, parce que typiquement rochelaise, de vivre en communauté toujours menacée et très fermée. Ceux-ci, dès leur plus jeune âge, déjà en France, avaient vécu sur un pied de guerre clandestine. Aussi bien chacun se connaissait, connaissait les faiblesses et les travers des autres, mais également leurs qualités, et elles étaient employées avec efficacité. Ce qui leur avait permis de réussir à s'emparer, malgré leur petit nombre, d'un bateau de quatre cents tonneaux et douze canons. Restait le problème de discipline posé par les quelque trente hommes qui s'étaient ralliés à eux en trahissant le Rescator. Il était presque aussi dangereux de les avoir pour complices que pour ennemis. Ils laissaient entendre volontiers que c'étaient eux les meneurs de la mutinerie, c'est-à-dire qu'ils comptaient être les premiers servis dans la distribution du butin. Le geste de Berne assommant l'un d'eux d'un coup de crosse les avait fort déçus. Après avoir constaté que l'autre était mort, ils avaient commencé à comprendre que leurs nouveaux maîtres ne se laisseraient pas déborder et, matés pour le moment, ils exécutaient assez bien les ordres reçus. Il fallait cependant les tenir à l'œil et s'en méfier. Un semblant de paix s'établissait. Les femmes recommençaient à vaquer à leurs occupations ménagères et, accompagnées des enfants, aidaient les hommes à déblayer le pont et à réparer les voiles déchirées. Seulement, au soir, des coups de mousquets assourdis attirèrent les hommes du pont jusqu'au magasin où étaient entreposées les réserves d'eau douce. Ils trouvèrent les tonneaux percés et la sentinelle qui les gardait disparue.

Il ne restait plus que pour deux jours d'eau potable.

À l'aube, le Gouldsboro abordait le courant de Floride.

Chapitre 3

Ils n'en prirent conscience que plusieurs heures plus tard. Angélique entendit le brouhaha du groupe des hommes du commandement, qui se rapprochait.

– Un excellent point pour vous, Le Gall, disait Manigault, d'avoir su profiter de cette seule éclaircie du temps brumeux. Mais êtes-vous certain de ce que vous avancez ?

– Tout à fait certain, monsieur. D'ailleurs, un moussaillon lui-même se servant d'une arbalète à la place de sextant, ne s'y laisserait pas tromper. Depuis près d'une journée, marchant bon vent et plein Ouest, nous avons remonté de plus de cinquante miles au Nord ! M'est avis que c'est à cause d'un sacré courant qui nous entraîne là où il veut, sans que nous puissions le dominer...