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Angélique regarda son frère avec étonnement. Jamais elle ne se fût doutée que tant de passion couvait sous son apparence falote et quelque peu hypocrite. C'était au tour du pasteur d'être déconcerté. Pour essayer de dissiper la gêne, le baron Armand dit en riant sans malice :

– Vos discussions me font penser que, depuis quelque temps, j'ai regretté souvent de n'être pas huguenot. Car il paraît que l'on donne jusqu'à trois mille livres pour un noble se convertissant au catholicisme.

Le vieux baron bondit.

– Mon fils, épargnez-moi vos facéties pesantes. Elles sont malséantes devant un adversaire.

Le pasteur avait repris son manteau humide sur sa chaise.

– Je n'étais point venu en adversaire. J'avais une mission à remplir au château de Sancé. Un message des terres lointaines. J'aurais voulu en parler seul à seul avec le baron Armand, mais je vois que vous avez coutume de traiter vos affaires publiquement en famille. J'aime cette façon. C'était celle des patriarches et aussi des apôtres.

Angélique s'aperçut que son grand-père était devenu aussi blanc que la pomme d'ivoire de sa canne et qu'il s'appuyait au chambranle de la porte. Elle eut pitié. Elle aurait voulu arrêter les paroles qui allaient venir, mais déjà le pasteur continuait :

– M. Antoine de Ridoué de Sancé, votre fils, que j'ai eu le plaisir de rencontrer en Floride, m'a demandé de me rendre au château où il est né, de prendre des nouvelles de sa famille, afin que je puisse les lui transmettre à mon retour. Voilà ma tâche accomplie...

Le vieux gentilhomme s'était approché de lui à petits pas.

– Hors d'ici ! fit-il d'une voix sourde et haletante. Jamais, moi vivant, le nom de mon fils parjure à son Dieu, à son roi, à sa patrie, ne sera prononcé sous ce toit. Hors d'ici, vous dis-je. Pas de huguenot chez moi !

– Je m'en vais, dit le pasteur très calme.

– Non !

La voix de Raymond s'élevait de nouveau.

– Restez, monsieur le pasteur. Vous ne pouvez vous trouver dehors par cette nuit pluvieuse. Aucun habitant de Monteloup ne voudra vous donner asile et le premier village protestant est trop loin. Je vous demande d'accepter l'hospitalité de ma chambre.

– Restez, dit Josselin de sa voix rauque, il faut encore que vous me parliez des Amériques et de la mer.

La barbe du vieux baron tremblait.

– Armand, s'écria-t-il avec une sorte de détresse qui brisa le cœur d'Angélique, voici où s'est réfugié l'esprit de révolte de votre frère Antoine. En ces deux garçons que j'aimais. Dieu ne m'épargnera rien. En vérité, j'ai trop vécu.

Il chancela. Ce fut Guillaume qui le soutint. Il sortit appuyé au vieux soldat et répétant d'une voix tremblante :

– Antoine... Antoine...

*****

Quelques jours plus tard, le vieux grand-père mourut. On ne put savoir de quelle maladie. En fait, il s'éteignit plutôt, alors qu'on le croyait déjà remis de l'émotion causée par la visite du pasteur.

La douleur de connaître le départ de Josselin lui fut épargnée.

*****

En effet, un matin, un peu après l'enterrement, Angélique qui dormait encore s'entendit appeler à mi-voix :

– Angélique ! Angélique !

Ouvrant les yeux, elle vit avec étonnement Josselin à son chevet. Elle lui fit signe de ne pas éveiller Madelon, et le suivit dans le couloir.

– Je pars, chuchota-t-il. Tu tâcheras de leur faire comprendre.

– Où vas-tu ?

– D'abord à La Rochelle et ensuite je m'embarquerai pour les Amériques. Le pasteur Roche-fort m'a parlé de tous ces pays : Antilles, Nouvelle Angleterre, et aussi des colonies : Virginie, Maryland, Caroline, le Nouveau Duché d'York, la Pennsylvanie. Je finirai bien par aborder quelque part dans un endroit où l'on veut de moi.

– Ici aussi l'on veut de toi, dit-elle plaintivement.

Elle grelottait dans sa mince chemise de nuit usée.

– Non, fit-il, il n'y a pas de place pour moi dans ce monde-ci. Je suis las d'appartenir à une classe qui possède des privilèges et n'a plus d'utilité. Riches ou pauvres, les nobles ne savent absolument plus à quoi ils servent. Vois papa. Il tâtonne. Il s'abaisse à faire des mulets, mais n'ose pas exploiter à fond cette situation humiliante pour relever par l'argent son titre de gentilhomme. Finalement il perd sur les deux tableaux. On le montre du doigt parce qu'il travaille comme un maquignon, et nous aussi parce que nous sommes toujours des nobles gueux. Heureusement l'oncle Antoine de Sancé m'a indiqué le chemin. C'était le frère aîné de papa. Il s'est fait huguenot et a quitté le continent.

– Tu ne veux pas abjurer ? supplia-t-elle, effrayée.

– Non. Les bondieuseries ne m'intéressent pas. Moi je veux vivre.

Il l'embrassa rapidement, descendit quelques marches et se retourna, posant sur sa jeune sœur à demi nue, un regard d'homme avisé.

– Tu deviens belle et forte, Angélique. Méfie-toi. Il te faudrait aussi partir. Ou bien, un de ces jours, tu te retrouveras dans le foin avec un valet d'écurie. Ou bien encore tu vas devenir la chose d'un de ces gros hobereaux que nous avons pour voisins.

Il ajouta avec une douceur subite :

– Crois-en mon expérience de mauvais garçon, chérie : ce serait une vie affreuse pour toi. Sauve-toi aussi de ces vieux murs. Quant à moi, je m'en vais sur la mer.

Et, en quelques bonds, franchissant les marches deux par deux, le jeune homme disparut.

Chapitre 8

La mort du grand-père, le départ de Josselin et ces mots qu'il lui avait jetés : « Va-t'en, toi aussi » bouleversèrent Angélique profondément, à un âge où la nature hypersensible est prête à toutes les extravagances.

*****

Ce fut ainsi qu'aux premiers jours de l'été Angélique de Sancé de Monteloup partit pour les Amériques avec une troupe de petits croquants qu'elle avait recrutés et gagnés à ses vues vagabondes. On en parla longtemps dans le pays et beaucoup de gens y trouvèrent une preuve de plus de son ascendance féerique.

À vrai dire, l'expédition ne dépassa pas la forêt de Nieul. La raison revint à Angélique alors que le soir tombait et que le soleil projetait de grands pinceaux de lumière rouge à travers les énormes troncs de la forêt centenaire. Depuis des jours elle avait vécu dans une sorte de fièvre. Elle se voyait gagnant La Rochelle, se proposant comme mousse aux navires en partance, débarquant sur les terres inconnues où des êtres aimables les accueilleraient, des raisins plein les mains. Nicolas avait été vite séduit. « Matelot, ça me plaît plus que de garder les bêtes. J'ai toujours eu envie de voir du pays. » Quelques autres garnements, plus soucieux de courir les bois que de rester aux champs, supplièrent qu'on les emmenât, et Denis aussi, naturellement. Ils étaient huit en tout, et Angélique, la seule fille, était leur chef. Pleins de confiance en elle, c'est à peine si les gamins s'émurent lorsque la nuit commença à envahir la forêt. Des fleurs dans la main et le nez barbouillé de mûres, ils trouvaient cette première partie de l'expédition fort agréable. On marchait depuis le matin, mais on avait fait halte, vers le milieu du jour, près d'un petit ruisseau pour dévorer les provisions de châtaignes et de pain bis.

Cependant Angélique sentit un frisson la saisir et, tout à coup, Ta conscience de sa sottise l'envahit avec une telle lucidité que sa bouche devint sèche.

« On ne peut passer la nuit dans la forêt, songea-t-elle. Il y a des loups. »

– Nicolas, reprit-elle tout haut, est-ce que cela ne te semble pas bizarre que nous n'ayons pas encore atteint le village de Naillé ?

Le garçon devenait soucieux.

– M'est avis qu'on s'est peut-être égaré. La fois que j'y étais allé avec mon père de son vivant, je crois me rappeler qu'on n'avait pas marché si longtemps.