Angélique sentit une petite main crasseuse se glisser dans la sienne. C'était celle du plus jeune enfant, âgé de six ans.
– Il commence à faire nuit, gémit-il. Peut-être qu'on est perdu.
– Mais peut-être qu'on est tout près, rassura Angélique. Marchons encore.
Ils reprirent leur marche en silence. Entre les ramures, le ciel pâlissait.
– Si nous ne sommes pas arrivés au village d'ici la nuit, il n'y a pas besoin de s'effrayer, dit Angélique. Nous monterons dans les chênes pour y dormir. Ainsi les loups ne nous verront pas.
Mais malgré son ton paisible, elle se sentait anxieuse. Soudain le son argentin d'une cloche lui parvint et elle eut un soupir de soulagement.
– Voici le village où l'on sonne l'Angélus, s'écria-t-elle.
Ils se mirent à courir. Le sentier commençait à descendre, les arbres s'espaçaient. Ils se trouvèrent tout à coup en lisière du bois, et s'arrêtèrent émerveillés. Au fond d'une combe de verdure, elle était là, merveille silencieuse au sein de la forêt, l'abbaye de Nieul.
Le soleil couchant dorait ses nombreux toits de tuiles rosés, ses clochetons, ses murs pâles percés de lucarnes et de cloîtres, ses vastes cours désertes. La cloche sonnait. Un moine chargé de seaux allait vers le puits.
Muets d'on ne sait quel émoi religieux, les enfants descendirent jusqu'au grand porche principal. La porte de bois en était entrouverte ; ils entrèrent. Un vieux moine, dans sa bure brune, était assis sur un banc et dormait ; ses cheveux blancs lui faisaient une petite couronne de neige soigneusement posée sur son crâne nu. Rendus nerveux par les émotions diverses qu'ils venaient d'éprouver, les petits vagabonds le regardèrent et éclatèrent de rire. Ceci attira un gros frère jovial sur le seuil d'une porte.
– Eh ! petits gars, leur cria-t-il en patois, en voilà des façons de malappris !
– Je crois que c'est le frère Anselme, chuchota Nicolas.
Le frère Anselme parcourait quelquefois le pays avec son âne. Il distribuait des chapelets et des flacons de liqueur médicale extraite de fleurs d'angélique, en échange de blé et de morceaux de lard. La chose étonnait, car l'abbaye n'abritait pas un ordre mendiant, et on la disait fort riche étant donné les revenus prélevés sur ses domaines.
Angélique s'avança vers lui, suivie de sa troupe fidèle. Elle n'osa pas lui confier leur projet initial de partir pour les Amériques. Aussi bien le frère Anselme n'avait sans doute jamais entendu parler des Amériques. Elle lui raconta seulement qu'ils étaient de Monteloup et qu'étant allés au bois pour cueillir la fraise et la framboise, ils s'étaient égarés.
– Mes pauvres poulets, dit le frère qui était fort brave homme, voilà ce que c'est que d'être gourmands. Vos mères vont vous chercher en pleurant et au retour je prévois que les fesses vont vous cuire. Mais pour l'instant il n'y a rien d'autre à faire que de vous asseoir là. Je m'en vais vous donner une écuelle de lait et du pain bis. Vous dormirez dans la grange, et demain j'attellerai le chariot pour vous reconduire chez vous ; précisément j'avais à quêter par là.
Le programme était raisonnable. Angélique et ses compagnons avaient marché tout le jour. Même en chariot elle savait qu'on ne pourrait être à Monteloup avant une heure avancée de la nuit ; aucune route ne traversait la forêt de part en part, sinon les sentiers que les enfants avaient suivis. Il fallait prendre un chemin beaucoup plus long par les communes de Naillé et Varrout dont ils étaient fort loin.
« La forêt c'est comme la mer, songea Angélique, il faudrait s'y guider avec une pendule, ainsi que l'expliquait Josselin, sinon on marche en aveugle. »
Un certain découragement l'accablait. Elle se voyait mal reprenant son voyage avec sous le bras une pendule aussi lourde que celle de M. Molines. D'ailleurs ses « hommes » n'étaient-ils pas sur le point de l'abandonner ? La fillette resta silencieuse, tandis que les autres mangeaient assis au pied du mur dans la tiédeur dont le crépuscule emplissait les vastes cours.
La cloche continuait de sonner. Des hirondelles poussaient des cris aigus dans le ciel rosé, et des poules caquetaient sur des tas de paille et de fumier. Le frère Anselme passa en rabattant son capuchon :
– Je m'en vais à complies. Soyez sages, ou je vous fais cuire dans ma marmite.
On voyait des silhouettes brunes glisser entre les arceaux d'un cloître. Près du porche, le vieux frère continuait de dormir. Sans doute était-il dispensé des offices... Angélique, voulant réfléchir, s'éloigna seule.
Dans l'une des cours elle aperçut un fort beau carrosse armorié reposant sur ses brancards. Des chevaux de race mangeaient leur foin à l'écurie. Ce détail l'intrigua sans qu'elle sût pourquoi. Elle marchait à petits pas dans le silence, envoûtée par le charme de cette grande demeure au milieu des arbres. Tandis que la nuit emplirait la forêt, que les loups rôderaient, l'abbaye à l'abri de ses murs épais poursuivrait sa vie close, secrète, dont la fillette ne pouvait rien imaginer. Au loin, des chants d'église montaient, lents et doux. Angélique, guidée par la musique, commença de gravir un escalier de pierre. Jamais elle n'avait entendu une harmonie si suave, car à l'église de Monteloup les cantiques brailles par le curé et le maître d'école n'avaient rien qui rappelât les phalanges célestes.
Tout à coup, elle perçut un bruit de jupe et, se retournant, vit venir dans la pénombre du cloître une fort belle dame vêtue somptueusement. Ce fut, du moins, ce qu'il lui parut. Jamais Angélique n'avait vu ni à sa mère ni à ses tantes une robe de velours noir incrustée de fleurs grises. Comment se serait-elle doutée que c'était là une toilette d'extrême simplicité, réservée aux retraites pieuses dans le calme d'une abbaye. La dame portait sur ses cheveux châtains une mantille de dentelle noire et à la main un fort gros missel. Elle passa près d'Angélique et lui jeta un regard surpris.
– Que fais-tu là, fillette ? Ce n'est pas l'heure de l'aumône.
Angélique recula en tâchant de prendre l'air niais d'une petite paysanne intimidée. Dans l'ombre de ces voûtes, la poitrine de la dame lui apparaissait extrêmement blanche et gonflée. À peine si une légère dentelle couvrait ces magnifiques rondeurs que le plastron brodé présentait, comme une corne d'abondance présente ses fruits.
« Quand je serai grande, je voudrais avoir une poitrine semblable », pensa Angélique en redescendant l'escalier en tournevis.
Elle caressait son buste encore trop maigre à son gré et se sentait envahie de trouble. Le claquement de sandales gravissant l'escalier la rejeta nerveusement à l'abri d'un pilier. Un moine la frôla de sa robe de bure. Elle ne put entrevoir qu'un fort beau visage, soigneusement rasé, des yeux bleus brillants d'intelligence dans l'ombre du froc. Il disparut. Puis sa voix, mâle et douce, s'éleva.
– On vient seulement de me prévenir de votre visite, madame. J'étais dans la bibliothèque du monastère penché sur quelques vieux grimoires traitant des philosophies grecques. Mais la salle est lointaine et mes frères sont dolents, surtout par temps de chaleur. Tout père abbé que je suis, je n'ai été averti de votre présence qu'à l'heure des compiles.
– Ne vous excusez pas, mon père. Je connais les êtres et me suis installée. Ah ! que cet air qu'on respire ici est bon ! Je suis arrivée hier en mes terres de Richeville, et n'ai eu de cesse de me rendre à Nieul. L'atmosphère de la cour depuis qu'elle s'est transportée à Saint-Germain est odieuse. Tout y est brouillon, triste et pauvre. En fait, je ne me plais qu'à Paris... ou à Nieul. D'ailleurs M. Mazarin ne m'aime pas. Je vous dirai même que ce cardinal...
Le reste de la conversation se perdit. Les deux interlocuteurs s'éloignaient. Angélique retrouva ses petits compagnons dans la vaste cuisine de l'abbaye où frère Anselme, ceint d'un tablier blanc, s'affairait aidé de deux ou trois gavroches affublés de robes trop longues pour eux. C'étaient les novices de l'abbaye.