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Ils roulèrent dans l'herbe en se battant. Angélique était possédée soudain d'un délire de rage. Elle griffait, mordait, se cramponnait de toutes ses dents à des morceaux de chair dont le sang salé coulait sur sa langue. Elle sentit enfin son adversaire faiblir et put s'échapper encore.

Devant la carriole, un homme de grande taille s'était dressé.

– Arrêtez ! Arrêtez, malheureux ! criait-il répétant l'appel que la fillette avait lancé tout à l'heure. Ce sont des enfants.

– Enfants du diable ! Oui ! Et les nôtres, qu'en a-t-on fait ? On les a jetés sur des piques par les fenêtres à la Saint-Barthélémy.

– Ce sont les choses du passé, mes fils. Suspendez votre bras vengeur. Il nous faut la paix. Arrêtez, mes fils, écoutez votre pasteur.

Angélique entendit le grincement de la carriole qui s'ébranlait, conduite par Nicolas qui avait réussi enfin à la faire tourner.

Se faufilant derrière les haies, elle le rejoignit au tournant suivant.

– Sans leur pasteur, je crois que nous serions tous morts, chuchota le jeune paysan dont les dents claquaient.

Angélique était couverte d'égratignures. Elle essayait de ramener sur elle sa robe déchirée et boueuse. On lui avait tellement tiré les cheveux qu'elle avait l'impression d'être scalpée et souffrait affreusement.

Un peu plus loin, une voix étouffée lança un appel et frère Anselme sortit des buissons.

Il fallut redescendre jusqu'à la route romaine. Heureusement, la lune s'était levée. Les enfants n'arrivèrent qu'au petit jour à Monteloup. On leur apprit que depuis la veille les paysans battaient la forêt de Nieul. N'ayant trouvé que la sorcière qui cueillait des simples dans une clairière, ils l'avaient accusée d'avoir enlevé leurs enfants et l'avaient pendue, sans plus de façons, à la branche d'un chêne.

*****

– Te rends-tu compte, dit le baron Armand à sa fille Angélique, des soucis et des ennuis dans lesquels je m'empêtre à cause de vous tous et de toi en particulier ?...

C'était quelques jours après son escapade. Angélique, flânant par un chemin creux, venait de rencontrer son père assis sur une souche tandis que son cheval broutait près de lui.

– Est-ce que les mulets ne vont pas, père ?

– Si, tout marche bien. Mais je reviens de chez l'intendant Molines. Vois-tu, Angélique, à la suite de ta randonnée insensée dans la forêt, ta tante Pulchérie nous a démontré, à ta mère et à moi, qu'il était impossible de te garder plus longtemps au château. Il faut te mettre au couvent. Aussi je me suis résolu à une démarche fort humiliante et que j'aurais voulu éviter à tout prix. Je viens d'aller trouver l'intendant Molines pour lui demander de m'accorder cette avance d'aide à ma famille qu'il m'avait proposée.

Il parlait d'une voix basse et triste, comme si quelque chose se fût brisé en lui, comme si quelque chose lui fût arrivé de plus pénible encore que la mort de son père ou que le départ de son fils aîné.

– Pauvre papa ! murmura Angélique.

– Mais ce n'est pas si simple, reprit le baron. S'il suffisait encore de tendre la main à un roturier, la chose est déjà bien dure. Cependant, ce qui m'inquiète, c'est que l'arrière-pensée de Molines m'échappe. Il a posé à son nouveau prêt des conditions étranges.

– Quelles conditions, père ?

Il la regarda pensivement et, avançant sa main calleuse, caressa les magnifiques cheveux d'or sombre.

– C'est bizarre... J'ai plus de facilité à me confier à toi qu'à ta mère. Tu es une grande folle sauvage, mais il semble déjà que tu es capable de tout comprendre. Certes, je me doutais que Molines, dans cette affaire de mulets, recherchait un substantiel bénéfice commercial, mais je ne comprenais pas très bien pourquoi il s'adressait à moi pour la lancer, plutôt qu'à un simple maquignon du pays. En fait, ce qui l'intéresse, c'est ma qualité de noble. Il m'a dit aujourd'hui qu'il comptait sur moi pour obtenir de mes relations ou parents la dispense totale, par l'intendant général des Finances Fouquet, des droits de visite de douane, d'octroi et de poussière pour le quart de notre production muletière, ainsi que le droit garanti pour ce quart d'être exporté en Angleterre ou en Espagne, lorsque la guerre avec cette dernière sera terminée.

– Mais c'est parfait ! s'écria Angélique enthousiaste. Voilà une affaire habilement montée. D'une part Molines est roturier et malin. D'autre part vous, vous êtes noble...

– Et pas malin, sourit le père.

– Non : pas au courant. Seulement vous avez des relations et des titres. Vous devez réussir. Vous disiez vous-même l'autre jour que l'acheminement des mulets vers l'étranger vous semblait impossible avec tous ces octrois et péages qui en multiplient les frais. Et, pour le quart de la production, le surintendant ne peut que trouver la chose raisonnable ! Que ferez-vous du reste ?

– Précisément l'intendance militaire aura le droit de s'en réserver l'achat, aux prix de l'année, sur le marché de Poitiers.

– Tout a été prévu. Ce Molines est un homme avisé ! Il faudra voir M. du Plessis, et peut-être écrire au duc de la Trémouille. Mais je crois que tous ces grands personnages vont venir d'ici peu dans la région pour s'occuper encore de leur Fronde.

– On en parle en effet, dit le baron avec humeur. Toutefois, ne me félicite pas trop vite. Que les princes viennent ou non, il n'est pas certain que je sois en pouvoir d'obtenir leur accord. Et, d'ailleurs, je ne t'ai pas dit le plus étonnant.

– Quoi donc ?

– Molines veut que je remette en fonction la vieille mine de plomb que nous possédons du côté de Vauloup, soupira le baron d'un air rêveur. Je me demande parfois si cet homme a toute sa raison et j'avoue que je comprends mal des affaires aussi tortueuses..., si affaires il y a. Bref, il m'a prié de solliciter du roi le renouvellement du privilège détenu par mes ancêtres de produire des lingots de plomb et d'argent sortis de la mine. Tu connais bien la mine abandonnée de Vauloup ?... interrogea Armand de Sancé en voyant que sa fille avait l'air absent.

Angélique fit oui de la tête.

– Savoir ce que ce régisseur du diable espère tirer de ces vieux cailloux ?... Car, évidemment, le rééquipement de la mine se fera sous mon nom, mais c'est lui qui paiera. Un accord secret entre nous stipulera qu'il aura droit de fermage dix ans durant sur cette mine de plomb, prenant en charge mes obligations de propriétaire du sol et d'exploitation du minerai. Seulement je dois obtenir du surintendant le même allégement d'impôt sur le quart de la future production, ainsi que les mêmes garanties d'exportation. Tout cela me semble un peu compliqué, conclut le baron en se levant.

Ce geste fit sonner dans sa bourse les écus que venait de lui remettre Molines, et ce bruit sympathique le détendit.

Il rappela son cheval et jeta un regard qu'il voulait sévère sur Angélique pensive.

– Tâche d'oublier ce que je viens de te raconter, et occupe-toi de ton trousseau. Car cette fois-ci, c'est décidé, ma fille. Tu pars au couvent.

*****

Angélique prépara donc son trousseau. Hortense et Madelon partaient aussi. Raymond et Gontran les accompagneraient, et après avoir déposé leurs sœurs chez les dames ursulines, se rendraient chez les pères jésuites de Poitiers, éducateurs dont on disait merveille.

Il fut même question d'entraîner dans cette émigration le jeune Denis, âgé de neuf ans. Mais la nourrice se révolta. Après T'avoir accablée de la charge de dix enfants, on voulait les lui enlever « tous ». Elle avait horreur de ces façons extrêmes, disait elle. Denis resta donc. Avec Marie-Agnès, Albert et un dernier petit garçon de deux ans qu'on appelait Bébé, Denis suffirait à occuper les « loisirs » de Fantine Lozier. Cependant quelques jours avant le départ, un incident faillit changer le cours de la destinée d'Angélique.