Un matin de septembre, M. de Sancé revint très affairé du château du Plessis.
– Angélique, s'écria-t-il en entrant dans la salle à manger où la famille réunie l'attendait pour se mettre à table, Angélique, es-tu là ?
– Oui, père.
Il jeta un coup d'œil critique à sa fille qui, ces derniers mois, avait encore grandi et dont les mains étaient propres et les cheveux bien peignés. Tout le monde s'accordait à dire qu'Angélique devenait raisonnable.
– Cela ira, murmura-t-il.
Et s'adressant à sa femme :
– Figurez-vous que toute la tribu du Plessis, marquis, marquise, fils, pages, valets, chiens, vient de débarquer au domaine. Ils ont un hôte illustre, le prince de Condé et toute sa cour. Je suis tombé au milieu d'eux et me sentais assez marri. Mais mon cousin s'est montré aimable. Il m'a interpellé, m'a demandé de vos nouvelles, et savez-vous ce qu'il m'a demandé ? De lui amener Angélique pour remplacer une des filles d'honneur de la marquise. Celle-ci a dû laisser à Paris presque toutes ses gamines qui la coiffent, l'amusent et lui jouent du luth. La venue du prince de Condé la bouleverse ; elle a besoin, assure-t-elle, de petites chambrières gracieuses pour l'aider.
– Et pourquoi pas moi ? s'exclama Hortense scandalisée.
– Parce qu'il a dit « gracieuses », rétorqua son père sans ambages.
– Le marquis m'avait pourtant trouvé beaucoup d'esprit.
– Mais la marquise veut de jolis minois autour d'elle.
– Oh ! c'est trop fort, s'écria Hortense en se précipitant sur sa sœur, toutes griffes dehors.
Mais celle-ci avait prévu le geste et s'esquiva prestement. Le cœur battant, elle monta jusqu'à la grande chambre qu'elle partageait seule maintenant avec Madelon. Par la fenêtre, elle appela l'un des petits valets et lui ordonna de monter un seau d'eau et un baquet.
Elle se lava avec beaucoup de soin, et brossa longuement ses beaux cheveux qu'elle portait sur les épaules en une sorte de capeline soyeuse. Pulchérie vint la rejoindre en apportant la plus belle robe qu'on lui eût faite pour son entrée au couvent.
Angélique admirait cette robe, bien qu'elle fût d'une teinte grise assez terne. Mais l'étoffe était neuve, achetée exprès pour la circonstance chez un important drapier de Niort, et un col blanc l'égayait. C'était sa première robe longue. Elle la revêtit avec un mouvement de plaisir. La tante joignait les mains, attendrie.
– Ma petite Angélique, on te prendrait pour une jeune fille. Peut-être faudrait-il relever tes cheveux ?
Mais Angélique refusa. Son instinct féminin l'avertissait de ne pas diminuer l'éclat de sa seule parure.
Elle monta sur une jolie mule baie que son père avait fait seller à son intention et, en compagnie de celui-ci, prit le chemin du château du Plessis !
*****
Le château s'était éveillé de son sommeil enchanté. Lorsque le baron et sa fille eurent laissé leurs bêtes chez le régisseur Molines, et qu'ils remontèrent l'allée principale, des bouffées de musique vinrent à leur rencontre. De longs lévriers et de mignons griffons folâtraient sur les pelouses. Des seigneurs aux cheveux bouclés et des dames en robes chatoyantes parcouraient les allées. Certains regardèrent avec étonnement le hobereau vêtu de bure sombre et cette adolescente en tenue de pensionnaire.
– Ridicule, mais jolie, dit une des dames en jouant de l'éventail.
Angélique se demanda si c'était d'elle qu'il s'agissait. Pourquoi la disait-on ridicule ? Elle regarda mieux les toilettes somptueuses, aux couleurs vives, garnies de dentelles, et commença à trouver sa robe grise déplacée.
Le baron Armand ne partageait pas la gêne de sa fille. Il était tout à l'anxiété de l'entrevue qu'il comptait demander au marquis du Plessis. Obtenir la remise totale sur le quart d'une production muletière et d'une mine de plomb, cela pouvait être extrêmement facile pour un noble de haut lignage comme l'était en fait l'actuel baron de Ridoué de Sancé de Monteloup. Mais le pauvre gentilhomme s'apercevait qu'à vivre loin de la cour il était devenu aussi gauche qu'un paysan, parmi ces personnages dont les chevelures poudrées, l'haleine parfumée, les exclamations de perruche l'ahurissaient. Du temps du roi Louis XIII, il croyait se souvenir qu'on affichait plus de simplicité et de rudesse. N'était-ce pas Louis XIII lui-même qui, choqué par le sein trop dévoilé d'une jeune beauté de Poitiers, avait craché sans vergogne dans cet entrebâillement indiscret... et tentateur ?... Témoin, en son temps, de cet acte royal, Armand de Sancé l'évoquait avec regret tandis que, suivi d'Angélique, il se frayait un passage parmi la cohue enrubannée.
Des musiciens perchés sur une petite estrade maniaient des instruments aux sons grêles et charmants : vielles, luths, hautbois, flûtes. Dans une grande salle garnie de glaces, Angélique aperçut des jeunes gens qui dansaient. Elle se demanda si son cousin Philippe était parmi eux.
Cependant le baron de Sancé, parvenu au fond des salons, s'inclinait, en ôtant son vieux feutre garni d'une maigre plume. Angélique se mit à souffrir. « Dans notre pauvreté, pensait-elle, l'arrogance seule eût été de mise. » Au lieu de plonger dans la révérence que Pulchérie lui avait fait répéter trois fois, elle resta raide comme un pantin de bois, regardant droit devant elle. Les visages qui l'entouraient se brouillaient un peu, mais elle savait que tout le monde mourait d'envie de rire à sa vue. Un silence mêlé de gloussements étouffés s'était établi brusquement au moment où le valet avait annoncé :
– M. le baron de Ridoué de Sancé de Monteloup.
Le visage de la marquise du Plessis devenait tout rouge derrière son éventail et ses yeux brillaient de gaieté contenue. Ce fut le marquis du Plessis qui vint au secours de tous en s'avançant affablement.
– Mon cher cousin, s'écria-t-il, vous nous comblez en accourant si vite et en amenant votre charmante fille. Angélique, vous êtes encore plus jolie qu'à mon dernier passage. N'est-ce pas ? N'a-t-elle pas l'air d'un ange ? interrogea-t-il en se tournant vers sa femme.
– Absolument, approuva celle-ci, qui avait repris son sang-froid. Avec une autre robe, elle sera divine. Asseyez-vous sur ce tabouret, mignonne, que nous puissions vous observer à l'aise.
– Mon cousin, dit Armand de Sancé, dont la voix rugueuse sonna bizarrement dans ce salon précieux, je désirerais vous entretenir sans tarder d'affaires importantes. Le marquis haussa des sourcils étonnés.
– Vraiment ? Je vous écoute.
– Je regrette, mais ces choses ne peuvent être traitées qu'en privé. M. du Plessis jeta un regard à la fois résigné et cocasse à son entourage.
– C'est bon ! C'est bon, mon cousin baron. Nous allons nous rendre dans mon cabinet. Mesdames, excusez-nous. À tout à l'heure...
Angélique, sur son tabouret, était le point de mire d'un cercle de curieux. L'émotion affreuse qui l'avait étreinte se dissipait un peu. Maintenant elle distinguait nettement tous ces visages qui l'entouraient. La plupart lui étaient étrangers. Mais, près de la marquise, il y avait une très belle femme qu'elle reconnut à sa gorge blanche et nacrée.
« Mme de Richeville », pensa-t-elle.
La robe brodée d'or de la comtesse et son plastron fleuri de diamants lui faisaient trop comprendre à quel point sa robe grise était laide. Toutes ces dames étincelaient de la tête aux pieds. Elles portaient à la ceinture des colifichets étranges : petits miroirs, peignes d'écaille, drageoirs et montres. Jamais Angélique ne pourrait être vêtue ainsi. Jamais elle ne serait capable de regarder les autres avec tant de hauteur, jamais elle ne saurait s'entretenir de cette voix élevée et précieuse qui semblait perpétuellement sucer des dragées.