Le rire chevalin de Condé éclata de nouveau.
– Bravo, bravissimo, signor ! J'aime avoir avec moi des gens de votre espèce.
Doucement il remit le flacon sur son coussin de satin. Il y eut un silence. Les yeux du signor Exili contemplaient son œuvre avec une satisfaction qui n'était pas exempte de vanité.
– J'ajoute, monseigneur, que cette liqueur a le mérite d'être inodore et presque sans saveur. Elle n'altère pas les aliments auxquels elle est mêlée, et c'est à peine si la personne, à supposer qu'elle se montre très attentive à ce qu'elle mange, pourra reprocher à son cuisinier d'avoir été un peu trop généreux pour les épices.
– Vous êtes un homme précieux, répéta le prince, qui semblait devenir rêveur.
Un peu nerveusement il ramassa sur la tablette du chiffonnier les enveloppes cachetées.
– Voici, en revanche, ce que je dois en échange vous remettre pour M. Fouquet. Cette enveloppe-ci contient la déclaration du marquis d'Hocquincourt. Voici celles de M. de Charost, de M. du Plessis, de Mme du Plessis, de Mme de Richeville, de la duchesse de Beaufort, de Mme de Longueville. Comme vous le voyez, les dames sont moins paresseuses... ou moins scrupuleuses que les messieurs. Il me manque encore les lettres de M. de Maupéou, du marquis de Créqui et de quelques autres...
– Et la vôtre, monseigneur.
– C'est juste. La voici d'ailleurs. Je la terminais à l'instant et ne l'ai point encore signée.
– Votre Altesse aurait-elle l'extrême obligeance de m'en lire le texte, afin que je puisse en vérifier point par point l'ordonnance ? M. Fouquet tient essentiellement à ce qu'aucun terme ne soit oublié.
– À votre guise, fit le prince avec un imperceptible haussement d'épaules.
Il prit le feuillet et lut à voix haute :
Moi, Louis II, prince de Condé, je donné à Monseigneur Fouquet l'assurance de n'être jamais à aucune autre personne qu'à lui, de n'obéir à aucune autre personne sans exception, de lui remettre mes places, fortifications et autres, toutes les fois qu'il l'ordonnera.
Pour l'assurance de quoi je donne le présent billet écrit et signé de ma main, de ma propre volonté sans qu'il l'ait même désiré, ayant la bonté de se fier à ma parole qui lui est assurée.
Fait au Plessis-Bellière, le 20 septembre 1649.
– Signez, monseigneur, dit le père Exili dont les yeux luisaient à l'ombre de sa capuche.
Rapidement et comme pressé d'en finir, Condé prit sur le secrétaire une plume d'oie qu'il tailla. Tandis qu'il paraphait sa lettre, le moine avait allumé un petit réchaud de vermeil. Condé y fit fondre de la cire rouge et cacheta la missive.
– Toutes les autres déclarations sont faites sur ce modèle et signées, conclut-il. Je pense que votre maître se montrera satisfait et nous le prouvera.
– Soyez-en certain, monseigneur. Cependant je ne puis quitter ce château sans emporter devers moi les autres déclarations que vous m'avez fait espérer.
– Je me fais fort de vous les obtenir avant demain midi.
– Je demeurerai donc sous ce toit jusqu'à ce moment.
– Notre amie, la marquise du Plessis, va veiller à votre installation, signor. Je l'ai fait prévenir de votre arrivée.
– En attendant, je crois qu'il serait prudent de renfermer ces lettres dans le coffret secret que je viens de vous remettre. L'ouverture en est invisible, et elles ne seront nulle part plus à l'abri des indiscrétions.
– Vous avez raison, signor Exili. À vous entendre je comprends que la conspiration est aussi un art qui demande expérience et pratique. Moi, je ne suis qu'un guerrier et ne m'en cache pas.
– Guerrier glorieux ! s'exclama l'Italien en s'inclinant.
– Vous me flattez, mon père. Mais j'avoue que j'aimerais que M. Mazarin et S. M. la reine partageassent votre avis. Quoi qu'il en soit, je crois cependant que la tactique militaire, bien que plus grossière et plus ample, se rapproche un peu de vos manœuvres subtiles. Il faut toujours prévoir les intentions de l'ennemi.
– Monseigneur, vous parlez comme si Machiavel lui-même eût été votre maître.
– Vous me flattez, répéta le prince.
Mais il se rassérénait.
Exili lui indiqua la façon de soulever le coussin de satin pour glisser au-dessous les enveloppes compromettantes. Puis le tout fut déposé dans le secrétaire. À peine l'Italien s'était-il retiré que Condé, comme un enfant, reprenait le coffret et l'ouvrait de nouveau.
– Montre, chuchota la femme en tendant le bras vers lui.
Durant l'entretien, elle n'était pas intervenue, se contentant de remettre l'une après l'autre ses bagues à ses doigts. Mais, apparemment, elle n'avait pas perdu un mot des paroles échangées.
Condé se rapprocha du lit et tous deux se penchèrent sur le flacon d'émeraude.
– Crois-tu que ce soit vraiment aussi terrible qu'il le dit ? murmura la duchesse de Beaufort.
– Fouquet assure qu'il n'y a pas de plus habile apothicaire que ce Florentin. Et, de toute façon, nous devons passer par Fouquet. C'est lui qui a eu l'idée de l'intervention espagnole, au Parlement de Paris, en avril dernier. Intervention qui a déplu à tous, mais qui l'a mis en contact avec Sa Majesté Très Catholique. Je ne tiendrai mon armée que par ses soins.
La dame s'était rejetée sur les coussins.
– Ainsi M. Mazarin est mort ! fit-elle lentement.
– C'est tout comme, car voici sa mort que je tiens entre mes mains.
– Ne dit-on pas qu'il arrive parfois à la reine mère de prendre ses repas avec celui qu'elle aime passionnément ?
– On le dit, fit Condé après un moment de silence. Mais je ne partage pas votre projet, ma mie. Et je pense à une autre manœuvre plus habile et plus efficace. Que serait la reine mère sans ses fils ?... L'Espagnole n'aurait plus qu'à se retirer dans un cloître pour les y pleurer...
– Empoisonner le roi ? dit la duchesse en sursautant.
Le prince hennit gaiement. Il revint vers le secrétaire et y déposa le coffret.
– Voilà bien les femmes ! clama-t-il. Le roi ! Vous vous attendrissez parce qu'il s'agit d'un bel enfant, tout agité des troubles de l'adolescence et qui depuis quelque temps, à la cour, vous fait des yeux de chien couchant. Le roi, pour vous, c'est cela. Pour nous, c'est un obstacle dangereux à tous nos projets. Quant à son frère, le petit Monsieur, un gamin dévoyé qui prend déjà plaisir à s'habiller en fillette et à se faire câliner par les hommes, je le vois encore moins bien sur le trône que votre royal puceau. Non, croyez-moi, avec M. d'Orléans, aussi peu austère que son frère Louis XIII l'était trop, nous aurons un roi à notre convenance. Il est riche et de caractère faible. Que nous faut-il de plus ?
« Ma chère, reprit Condé qui avait refermé le secrétaire et glissé la clef dans la poche de sa houppelande, je crois qu'il faudrait songer à nous présenter devant nos hôtes. Le souper ne va pas tarder. Voulez-vous que je fasse appeler Manon, votre femme de chambre ?
– Je vous en saurais gré, mon cher seigneur.
*****
Angélique, qui commençait à être courbatue, s'était un peu reculée sur la corniche. Elle pensait que son père devait la chercher, mais ne se décidait pas à quitter son perchoir. Dans la chambre, le prince et sa maîtresse, aux mains de leurs domestiques, revêtaient leurs atours dans un grand froissement d'étoffes, avec accompagnement de quelques jurons de la part de Monseigneur qui n'était pas patient.
Lorsque Angélique détournait les yeux de l'écran de lumière que formait la fenêtre ouverte, elle ne voyait autour d'elle que la nuit opaque d'où montait le murmure de la forêt proche, remuée par le vent d'automne.