Enfin elle se rendit compte que la chambre était maintenant déserte. La veilleuse y brillait toujours, mais la pièce avait retrouvé son mystère. Très doucement, l'adolescente s'approcha de la croisée et se glissa à l'intérieur. L'odeur des fards et des parfums se mêlait étrangement à celle venue de la nuit, chargée de senteurs de bois humide, de mousse, de châtaignes mûres. Angélique ne savait pas encore très bien ce qu'elle allait faire. Elle aurait pu être surprise. Elle ne le craignait pas. Tout cela n'était qu'un rêve. C'était comme le départ pour les Amériques, la dame folle de Monteloup, les crimes de Gilles de Retz...
D'un geste prompt, elle prit dans la poche de la houppelande abandonnée sur une chaise, la petite clef du secrétaire, ouvrit celui-ci, tira le coffret à elle. Il était de bois de santal et dégageait une odeur pénétrante. Ayant refermé le secrétaire, remis la clef en place, Angélique se retrouva sur la corniche, le coffret sous le bras. Tout à coup, elle s'amusait prodigieusement. Elle imaginait le visage de M. de Condé, découvrant la disparition du poison et des lettres compromettantes.
« Ce n'est pas voler, se dit-elle, puisqu'il s'agit d'éviter un crime. »
Déjà elle savait en quelle cachette elle enfouirait son larcin. Les tourelles d'angle, dont l'architecte italien avait flanqué les quatre coins du gracieux château du Plessis, ne servaient que d'ornements, mais on les avait garnies cependant de créneaux et de mâchicoulis en miniature, imitant la décoration guerrière des édifices du Moyen Age. De plus, elles étaient creuses et percées d'une très petite lucarne. Angélique glissa le coffret à l'intérieur de celle qui était la plus proche. Bien malin celui qui viendrait le chercher là !
Puis, souplement, elle glissa au long de la façade, et retrouva le sol ferme. Elle s'aperçut seulement alors que ses pieds nus étaient glacés. Ayant remis ses vieilles chaussures, elle revint vers le château.
*****
Maintenant, tout le monde était réuni dans les salons. Cette nuit trop sombre et brumeuse n'inspirait plus personne.
En pénétrant dans le hall, le nez d'Angélique fut agréablement chatouillé par des effluves culinaires fort appétissants. Elle vit passer une série de petits valets en livrée qui portaient fort gravement de grands plats d'argent. Des faisans et des bécasses garnis de leurs plumes, un cochon de lait couronné de fleurs comme une épousée, plusieurs morceaux d'un très beau chevreuil, dressés sur des fonds d'artichaut et des branches de fenouil, défilèrent devant elle. Le bruit des faïences et des cristaux entrechoqués venait des salles et des galeries où toute la compagnie s'était réunie autour de petites tables nappées de dentelles, dispersées çà et là avec goût. Une dizaine de personnes prenaient place à chacune. Angélique, arrêtée sur le seuil du plus grand salon, aperçut le prince de Condé
qu'entouraient Mme du Plessis, la duchesse de Beaufort et la comtesse de Richeville. Le marquis du Plessis et son fils Philippe partageaient également la table du prince, ainsi que quelques autres dames et jeunes seigneurs. La bure brune de l'Italien Exili mettait une note insolite parmi tant de dentelles, de rubans, d'étoffes précieuses rebrodées d'or et d'argent. Si le baron de Sancé avait été présent, il aurait fait pendant à l'austérité monastique. Mais Angélique avait beau regarder avec attention, elle ne voyait son père nulle part.
Tout à coup, l'un des pages qui passait porteur d'un flacon de vermeil, la reconnut. C'était celui qui s'était moqué d'elle lourdement à propos de la bourrée.
– Oh ! voici la baronne de la Triste Robe ! plaisanta-t-il. Que voulez-vous boire, Nanon ? De la piquette de pommes ou du bon lait caillé ?
Elle lui tira vivement la langue, puis, le laissant un peu pantois, continua d'avancer du côté de la table princière.
– Seigneur, que nous arrive-t-il là ? s'exclama la duchesse de Beaufort. Mme du Plessis suivit la direction de son regard, découvrit Angélique, et appela une fois de plus son fils à son secours :
– Philippe ! Philippe ! mon ami, ayez la bonté de conduire votre cousine de Sancé à la table des filles d'honneur.
Le jeune garçon leva vers Angélique son regard maussade.
– Voici un tabouret, dit-il en désignant près de lui une place libre.
– Pas ici, Philippe, pas ici. Vous aviez réservé cette place pour Mlle de Senlis.
– Mlle de Senlis n'avait qu'à se hâter. Quand elle nous rejoindra elle verra qu'elle a été remplacée... avantageusement, conclut-il avec un bref sourire ironique.
Ses voisins s'esclaffèrent.
Cependant, Angélique s'asseyait. Elle était allée trop loin pour reculer. Elle n'osait demander où était son père, et les éclats de lumière que se renvoyaient les verres, les carafons, l'argenterie et les diamants de ces dames, l'éblouissaient jusqu'au vertige. Par réaction, elle se raidit, bomba sa poitrine, rejeta en arrière sa lourde chevelure dorée. Il lui parut que quelques seigneurs lui jetaient des regards qui n'étaient pas dénués d'intérêt. Presque en face d'elle, l'œil d'oiseau de proie du prince de Condé la dévisagea un instant avec une attention arrogante.
– Par le diable, vous avez là d'étranges parents, monsieur du Plessis. Qu'est-ce que cette sarcelle grise ?
– Une jeune cousine de province, monseigneur. Ah ! plaignez-moi : deux heures durant, ce soir même, au lieu d'écouter nos musiciens et les charmants propos de ces dames, j'ai supporté le réquisitoire de son baron de père, dont le souffle m'indispose encore – ainsi que le clamerait notre cynique poète Argenteuil : Je vous dis, sans mentir, que l'haleine d'un mort ou l'odeur d'un retrait ne sentent pas si fort.
Un éclat de rire servile secoua l'assemblée.
« Et savez-vous ce qu'il me demandait ? reprit le marquis en s'essuyant les paupières d'un geste précieux. Je vous le donne en mille : que je lui fasse remettre ses impôts sur quelques mulets de son écurie, ainsi que sur une production – savourez le mot – de plomb qu'il prétend trouver tout fondu en lingots sous les plates-bandes de son potager. Je n'ai jamais ouï pareilles stupidités.
– La peste soit des croquants ! grommela le prince. Ils ridiculisent nos blasons avec leurs façons campagnardes.
Les dames s'étouffaient de gaieté.
– Avez-vous vu la plume de son chapeau ?
– Et ses souliers, qui avaient encore de la paille attachée aux talons !...
Le cœur d'Angélique battait si violemment qu'il lui semblait que son voisin Philippe devait l'entendre. Elle lui jeta un regard et surprit l'œil bleu et froid du beau garçon attaché sur elle avec une expression indéfinissable.
« Je ne peux laisser insulter ainsi mon père », pensait-elle.
Angélique devait être fort pâle. Elle évoqua la rougeur de Mme de Richeville quelques heures plus tôt, lorsque sa voix à elle, Angélique, s'était élevée dans un silence soudain glacé. Il y avait donc quelque chose que ces gens impertinents craignaient...
La « petite de Sancé » prit une profonde aspiration.
– Il se peut que nous soyons des gueux, dit-elle à voix très haute et très distinctement, mais nous, au moins, nous ne cherchons pas à empoisonner le roi !
Comme l'autre fois, les rires moururent sur les visages, et un silence si pesant tomba, que les tables voisines s'en émurent. Peu à peu les conversations languirent, l'entrain des dîneurs se ralentit ; on regardait dans la direction du prince de Condé.
– Qui... qui... qui ?... bégaya le marquis du Plessis. Puis il se tut brusquement.
– Voilà de curieuses paroles, dit enfin le prince, qui se maîtrisait avec peine. Cette jeune personne n'a pas l'habitude du monde. Elle en est encore à ses contes de nourrice...
« Dans une seconde, il va me ridiculiser et on va me chasser en me promettant une fessée », pensa Angélique aux abois.