La Fronde des Princes, dirigée par MM. de Condé et Turenne, amenait la misère et la famine dans ces régions de l'Ouest jusque-là épargnées par les guerres étrangères. On ne savait plus qui était pour le roi, qui était contre, mais des paysans dont les villages avaient brûlé refluaient vers les villes. Cela faisait une armée de miséreux qui s'échouaient à toutes les portes cochères, la main tendue. Il y en eut bientôt plus que d'abbés et d'écoliers.
Les petites pensionnaires des ursulines firent l'aumône, certaines heures, certains jours, aux pauvres stationnant devant le couvent. On leur apprit que ceci entrait également dans leurs attributions de futures grandes dames accomplies. Pour la première fois Angélique vit devant elle la misère sans espoir, la misère haillonneuse, la vraie misère à l'œil lubrique et haineux. Elle n'en fut ni émue ni bouleversée, contrairement à ses compagnes dont certaines pleuraient ou pinçaient les lèvres avec dégoût. Il lui semblait reconnaître une image depuis toujours imprimée en elle, comme le pressentiment de ce qu'une étrange destinée devait lui réserver.
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La peste naquit sans mal de cette lie qui engorgeait les ruelles montantes où juillet brûlant tarissait les fontaines.
Il y eut plusieurs cas parmi les élèves. Un matin, à la cour de récréation, Angélique n'aperçut pas Madelon. Elle s'informa et on lui dit que l'enfant malade avait été portée à l'infirmerie. Madelon mourut quelques jours plus tard. Devant le petit corps blême et comme desséché, Angélique ne pleura pas. Elle en voulut même à Hortense de ses larmes spectaculaires. Pourquoi cette grande perche de dix-sept ans pleurait-elle ? Elle n'avait jamais aimé Madelon. Elle n'aimait qu'elle-même.
– Hélas ! mes petites, leur dit doucement une vieille religieuse, c'est la loi de Dieu. Beaucoup d'enfants meurent. On m'a dit que votre mère a eu dix enfants et n'en a perdu qu'un seul. Avec celle-ci, cela fera deux. Ce n'est pas beaucoup. Je connais une dame qui a eu quinze enfants et qui en a perdu sept. Vous voyez, c'est ainsi. Dieu donne les enfants, Dieu les reprend. Il y a beaucoup d'enfants qui meurent. C'est la loi de Dieu !...
À la suite de la mort de Madelon, la sauvagerie d'Angélique s'accentua, et elle devint même indisciplinée. Elle n'en faisait qu'à sa tête, disparaissant des heures entières dans des recoins ignorés de la vaste maison. On lui avait interdit l'accès du jardin et du potager. Elle trouvait cependant le moyen de s'y faufiler. On songea à la renvoyer, mais le baron de Sancé, malgré les difficultés que lui causait la guerre civile, payait fort régulièrement la pension de ses deux filles, et ce n'était pas le cas de toutes les pensionnaires. De plus, Hortense promettait de devenir l'une des jeunes filles les plus accomplies de sa promotion. Par égard pour l'aînée, on conserva la cadette. Mais on renonça à s'en occuper.
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C'est ainsi qu'un jour de janvier 1652 Angélique, qui venait d'avoir quinze ans, se trouvait perchée une fois de plus contre le mur du potager, s'amusant à regarder les allées et venues de la rue et à se chauffer au tiède soleil d'hiver. Il y avait une grande animation à Poitiers en ces premiers jours de l'année, car la reine, le roi, et leurs partisans venaient de s'y installer. Pauvre reine, pauvre jeune roi, ballottés de révolte en révolte ! Ils venaient de se rendre en Guyenne afin de combattre M. de Condé. Au retour ils s'arrêtaient en Poitou pour essayer de négocier avec M. de Turenne, qui tenait entre ses mains cette province, depuis Fontenay-le-Comte jusqu'à l'océan. Châtellerault et Luçon, anciennes places fortes protestantes, s'étaient ralliées au général huguenot, mais Poitiers, qui n'oubliait pas que, cent ans plus tôt, ses églises avaient été pillées et son maire pendu par les hérétiques, avait ouvert sa porte au monarque.
Aujourd'hui il n'y avait plus, aux côtés du prince adolescent, que la robe noire de l'Espagnole. Le peuple, la France entière avaient tant crié : « Point de Mazarin ! Point de Mazarin ! » que l'homme à la robe rouge s'était enfin incliné. Il avait quitté la reine, qu'il aimait, et s'était réfugié en Allemagne. Mais son départ ne suffisait point encore à calmer les passions...
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Appuyée au mur de son couvent, Angélique écoutait le murmure de la ville agitée, dont l'excitation se répercutait jusque dans ce quartier éloigné. Les jurons des cochers dont les carrosses se coinçaient dans les ruelles tortueuses se mêlaient aux rires et aux criailleries des pages et des servantes, et aux hennissements des chevaux.
Le bourdonnement des cloches volait sur ce brouhaha. Angélique reconnaissait maintenant chacun des carillons, celui de Saint-Hilaire, celui de Sainte-Radegonde, le bourdon de Notre-Dame-la-Grande, les cloches graves de la tour Saint-Porchaire. Tout à coup, au pied du mur, il y eut une farandole de pages qui passèrent comme une volée d'oiseaux des îles dans leurs vêtements de satin et de soie. L'un d'eux s'arrêta pour renouer le ruban de sa chaussure. En se redressant, il leva la tête et rencontra le regard d'Angélique qui le contemplait du haut du mur. D'un coup de chapeau galant le page balaya la poussière.
– Salut, demoiselle. Vous n'avez pas l'air de vous amuser, là-haut ?
Il ressemblait à ces pages qu'elle avait vus au Plessis, portant comme eux la même petite culotte bouffante, la « trousse », apanage du XVIe siècle, qui lui faisait des jambes immenses de héron.
À part cela, il était sympathique, avec un visage riant, hâlé, et de beaux cheveux châtains et bouclés.
Elle lui demanda son âge. Il répondit qu'il avait seize ans.
– Mais ne vous inquiétez pas, demoiselle, ajouta-t-il, je sais faire la cour aux dames. Il lui lançait des regards câlins, et soudain il lui tendit les bras.
– Venez donc me rejoindre.
Une agréable sensation envahit Angélique. La prison grise et triste où son cœur s'étiolait lui parut s'ouvrir. Ce joli rire levé vers elle promettait elle ne savait quoi de doux et de savoureux dont elle avait faim, comme après le grand jeûne du carême.
– Venez, chuchota-t-il. Si vous voulez, je vous conduirai jusqu'à l'hôtel des ducs d'Aquitaine où la cour est descendue, et je vous montrerai le roi.
Elle n'hésita qu'à peine et assujettit sa mante de laine noire à capuchon.
– Attention, je vais sauter ! cria-t-elle.
Il la reçut presque dans ses bras. Ils éclatèrent de rire. Vivement, il la prit par la taille et l'entraîna.
– Que vont dire les nonnes de votre couvent ?
– Elles sont habituées à mes fantaisies.
– Et comment ferez-vous pour rentrer ?
– Je sonnerai à la porte et demanderai l'aumône.
Il pouffa.
Angélique se grisait du tourbillon dont elle était soudain environnée. Parmi les seigneurs et dames dont les beaux atours émerveillaient les provinciaux, des marchands passaient. À l'un d'eux, le page acheta deux baguettes sur lesquelles étaient enfilées des cuisses de grenouilles frites. Ayant toujours vécu à Paris, il trouvait ce mets extrêmement cocasse. Les deux jeunes gens mangèrent de bon appétit. Le page raconta qu'il s'appelait Henri de Roguier et qu'il était attaché au service du roi. Celui-ci, gai compagnon, quittait parfois les gens graves de son conseil pour venir gratter un peu la guitare avec ses amis. Les charmantes poupées italiennes, nièces du cardinal Mazarin, étaient toujours présentes à la cour, malgré le départ forcé de leur oncle.