– Il paraît qu'à Paris ce sont les femmes qui dirigent tout : la politique, la religion, les lettres, même les sciences. On les appelle les précieuses. Elle se réunissent chaque jour chez l'une d'elles avec de beaux esprits, des savants. La maîtresse de maison est étendue sur son lit et ses invités s'entassent dans la ruelle de l'alcôve, et l'on discute. Je me demande si, lorsque j'irai à Paris, je ne créerai pas une ruelle où l'on parlerait commerce et affaires.
– Quelle horreur ! s'écria le baron franchement choqué. Angélique, ce ne sont tout de même pas les ursulines de Poitiers qui vous ont inculqué de pareilles idées ?
– Elles prétendaient que j'étais excellente en calcul et en raisonnement. Trop même... En revanche, elles déploraient beaucoup de n'avoir pu faire de moi une dévote exemplaire... et hypocrite comme ma sœur Hortense. Celle-ci leur a fait beaucoup espérer qu'elle entrerait dans leur ordre. Mais décidément l'attrait du procureur a été plus grand.
– Ma fille, il ne faut pas être jalouse, puisque ce Molines que vous jugez sévèrement vous a justement trouvé un mari, qui est certainement de beaucoup supérieur à celui d'Hortense.
La jeune fille tapa du pied avec impatience.
– Ce Molines exagère vraiment ! À vous entendre, ne dirait-on pas que je suis sa fille et non la vôtre, pour qu'il prenne si grand soin de mon avenir ?
– Vous auriez vraiment tort de vous en plaindre, petite mule, dit son père en souriant. Écoutez-moi un peu. Le comte Joffrey de Peyrac est un descendant des anciens comtes de Toulouse, dont les quartiers de noblesse remonteraient plus haut que ceux de notre roi Louis XIV. De plus, c'est l'homme le plus riche et le plus influent du Languedoc.
– C'est possible, père, mais enfin je ne peux pas me marier ainsi à un homme que je ne connais pas, que vous-même n'avez jamais vu.
– Pourquoi ? s'étonna le baron. Toutes les jeunes filles de qualité se marient de cette façon. Ce n'est pas à elles, ni au hasard de décider des alliances qui sont favorables à leurs familles, et d'un établissement où elles engagent non seulement leur avenir, mais leur nom.
– Est-il... est-il jeune ? interrogea la jeune fille avec hésitation.
– Jeune ? Jeune ? grommela le baron avec ennui. Voici une question bien oiseuse pour une personne pratique. En fait, il est vrai que votre futur époux a douze années de plus que vous. Mais la trentaine, chez un homme, est l'âge de la force et de la séduction. De nombreux enfants peuvent vous être accordés par le Ciel. Vous aurez un palais à Toulouse, des châteaux en Albi et en Béarn, des équipages, des toilettes... M. de Sancé s'arrêta, à bout d'imagination.
– Pour ma part, conclut-il, j'estime que la demande en mariage d'un homme qui, lui non plus, ne vous a jamais vue, est une chance inespérée, extraordinaire...
Ils firent quelques pas en silence.
– Précisément, murmura Angélique, je trouve cette chance trop extraordinaire. Pourquoi ce comte, qui a tout ce qu'il faut pour choisir une riche héritière comme épouse, vient-il chercher au fond du Poitou une fille sans dot ?
– Sans dot ? répéta Armand de Sancé dont le visage s'éclaira. Rentre avec moi au château, Angélique, afin de t'habiller pour sortir. Nous allons prendre nos chevaux. Je veux te montrer quelque chose.
Dans la cour du manoir, un valet, sur l'ordre du baron, fit sortir deux chevaux de l'écurie et les harnacha rapidement. Intriguée, la jeune fille ne posait plus de questions. Tandis qu'elle se mettait en selle, elle se disait qu'après tout elle était destinée à se marier, et que la plupart de ses compagnes se mariaient ainsi, avec des candidats que leur présentaient leurs parents. Pourquoi ce projet la révoltait-il à ce point ? L'homme qu'on lui destinait n'était pas un vieillard. Elle serait riche... Angélique s'aperçut qu'elle éprouvait tout à coup une agréable sensation physique et fut quelques instants à en comprendre la raison. La main du valet qui l'avait aidée à s'asseoir en amazone sur la bête, venait de glisser sur sa cheville et la caressait doucement, en un geste que la meilleure bonne volonté du monde ne pouvait prendre pour une inattention.
Le baron était entré dans le château pour. y changer de bottes et mettre un rabat propre.
Angélique eut un geste nerveux, et le cheval rompit de quelques pas.
– Qu'est-ce qui te prend, manant ?
Elle se sentait rouge et furieuse contre elle-même, car elle devait s'avouer qu'un frisson délicieux l'avait parcourue sous cette brève caresse. Le valet, un Hercule aux larges épaules, redressa la tête. Des mèches de cheveux bruns tombaient dans ses yeux sombres, qui brillaient d'une malice familière.
– Nicolas ! s'écria Angélique, tandis que le plaisir de revoir cet ancien compagnon de jeux et la confusion du geste qu'il avait osé se disputaient en elle.
– Ah ! tu as reconnu Nicolas, dit le baron de Sancé qui arrivait à grands pas. C'est le pire diable de la contrée et personne n'en vient à bout. Ni le labour ni les mulets ne l'intéressent. Paresseux et trousseur de filles, voilà ton beau compagnon de jadis, Angélique !
Le jeune homme ne semblait nullement honteux des appréciations de son maître. Il continuait à regarder Angélique avec un rire qui montrait ses dents blanches, et une hardiesse presque insolente. Sa chemise ouverte découvrait sa poitrine massive et noire.
– Hé ! gars, prends un bourrin5 et suis-nous, dit le baron, qui ne voyait rien.
– Bien, not'maître.
Les trois montures franchirent le pont-levis et s'engagèrent dans le chemin, sur la gauche de Monteloup.
– Où allons-nous, père ?
– À la vieille carrière de plomb.
– Ces fours écroulés près des terres de l'abbaye de Nieul ?...
– Ceux-là mêmes.
Angélique se rappela le cloître des moines paillards, la folle équipée de son enfance lorsqu'elle avait voulu partir pour les Amériques, et les explications du frère Anselme à propos de plomb et d'argent, et des travaux accomplis dans la carrière au Moyen Age.
– Je ne vois pas en quoi ce lopin de terre inculte...
– Ce lopin de terre, qui n'est plus inculte et qui s'appelle maintenant Argentières, représente tout simplement ta dot. Tu te souviens que Molines m'avait demandé de renouveler le droit d'exploitation de ma famille, comme l'exemption des impôts sur le quart de la production. Ceci obtenu, il a fait venir des ouvriers saxons. Voyant l'importance qu'il attachait à cette terre jusqu'ici déshéritée, je lui ai dit un jour que j'en ferais ta dot. Je crois que c'est de ce moment que l'idée d'un mariage avec le comte de Peyrac a germé dans sa tête fertile, car en effet ce seigneur toulousain voudrait l'acquérir. Je n'ai pas très bien compris le genre de transaction auquel il se livre avec Molines ; je crois que c'est lui qui est plus ou moins réceptionnaire des mulets et des métaux que nous envoyons par mer à destination espagnole. Cela prouve qu'il y a beaucoup plus de gentilshommes qu'on ne croit qui s'intéressent au commerce. J'aurais cru cependant que le comte de Peyrac avait assez de propriétés et de terres pour ne pas recourir à des procédés roturiers. Mais peut-être cela le distrait-il. On le dit très original.
– Si j'ai bien saisi, fit lentement Angélique, vous saviez que l'on convoitait cette mine, et vous avez fait comprendre qu'il fallait prendre la fille avec.
– Comme tu présentes les choses sous un angle bizarre, Angélique ! Je trouve que cette solution de te donner la mine en dot était excellente. Le désir de voir mes filles bien établies a été ma préoccupation principale ainsi que celle de ta pauvre mère. Or, chez nous, on ne vend pas les terres ; malgré les pires difficultés, nous avons réussi à garder le patrimoine intact, et pourtant du Plessis, plus d'une fois, a guigné mes fameux terrains des marais desséchés. Mais marier ma fille, non seulement honorablement, mais richement, voilà qui me contente. La terre ne sort pas de la famille. Elle ne va pas à un étranger mais à un nouveau rameau, à une nouvelle alliance.