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Dans la cour, la nuit venue, on avait allumé des torches. Les musiciens, groupés sur le perron en un petit orchestre de deux vielles, d'un luth, d'une flûte et d'un hautbois, accompagnaient en sourdine les conversations bruyantes. Angélique demanda tout à coup qu'on allât chercher le ménétrier du village qui faisait danser les manants dans le grand pré au pied du château. Son oreille n'était pas habituée à cette autre musique un peu mièvre, faite pour la cour et les réunions de seigneurs en dentelles. Une fois encore, elle voulait entendre les douces musettes du Poitou, et le son hardi du chalumeau scandant le battement sourd des sabots paysans. Le ciel était étoile, mais feutré d'un léger brouillard qui mettait un halo doré à la lune. Les plats et les bons vins défilaient sans cesse. Une panerée de petits pains ronds encore chauds fut posée devant Angélique et resta là jusqu'à ce que la jeune femme levât les yeux sur celui qui la présentait. Elle vit un homme grand, vêtu d'un habit cossu en ce gris clair que portent les meuniers. Ayant la farine à peu de frais, ses cheveux étaient poudrés aussi abondamment que ceux des châtelains. Son rabat et ses canons étaient de linge fin.
– Voici Valentin, le fils du meunier, qui vient porter son hommage à l'épousée, s'écria le baron Armand.
– Valentin, dit en souriant Angélique, je ne t'avais pas vu depuis mon retour au pays. Est-ce que tu vas toujours dans les chenaux, avec ta barque, cueillir de l'angélique pour les moines de Nieul ?
Le jeune homme s'inclina très bas, sans répondre. Il attendit qu'elle se fût servie, puis relevant sa corbeille la passa à la ronde. Il se perdit dans la foule et la nuit.
– Si tous ces gens se taisaient, j'entendrais à cette heure les crapauds des marais, pensait Angélique. Si je reviens, des années plus tard, peut-être ne les entendrai-je plus, car les eaux auront reculé devant les travaux.
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– Goûtez cela, il le faut absolument, disait à son oreille la voix du marquis d'Andijos.
Il lui présentait un plat d'un aspect peu engageant, mais dont l'odeur était très fine.
– C'est un ragoût de truffes vertes, madame, venues toutes fraîches du Périgord. Sachez que la truffe est divine et magique. Il n'y a pas de mets plus recherché pour préparer le corps d'une jeune épousée à recevoir les hommages de son mari. La truffe fait l'entraille chaleureuse, le sang vif et rend la peau facilement émue aux caresses.
– Eh bien, je ne vois pas la nécessité d'en manger ce soir, dit froidement Angélique en repoussant la marmite d'argent. Étant donné que je ne rencontrerai pas mon mari avant plusieurs semaines...
– Mais, il faut vous y préparer, madame. Croyez-moi, la truffe est la meilleure amie de l'hyménée. À son régime délicieux, vous ne serez que tendresse le soir de vos noces.
– Dans mon pays, dit Angélique en le regardant en face avec un petit sourire, avant la Noël on gave les oies de fenouil afin que leur chair soit plus savoureuse pour la nuit où on les mangera rôties !...
Le marquis, à demi gris, éclata de rire.
– Ah ! que j'aimerais être celui qui croquera cette petite oie que vous êtes ! fit-il en se penchant si près que sa moustache lui effleura la joue. Dieu me damne ! ajouta-t-il en se redressant, une main sur le cœur, si je me laisse aller à prononcer d'autres paroles malséantes. Hélas ! je ne suis pas entièrement coupable, car j'ai été trompé. Lorsque mon ami Joffrey de Peyrac m'a demandé de remplir près de vous le rôle et les formalités d'un mari sans en avoir les droits charmants, je lui ai fait jurer que vous étiez bossue et bigle, mais je vois qu'une fois de plus il ne se souciait pas de m'épargner des tourments. Vraiment vous ne voulez pas de ces truffes ?
– Non, merci.
– Je les mangerai donc, fit-il avec une grimace piteuse qui, en toute autre circonstance, eût égayé la jeune femme, bien que je sois un faux mari, et célibataire par surcroît. Et j'espère que la nature me sera favorable en guidant vers moi dans cette nuit de fête quelques dames ou filles moins cruelles que vous.
Elle fit effort pour sourire à ces folies. Les torches et les flambeaux dégageaient une chaleur insupportable. Il n'y avait pas un souffle d'air. On chantait, on buvait. L'odeur des vins et des sauces était lourde.
Angélique passa un doigt sur ses tempes et les trouva moites.
« Qu'est-ce que j'ai, pensa-t-elle, il me semble que je vais éclater brusquement, leur crier des paroles de haine. Pourquoi ?... Père est heureux. Il me marie presque princièrement. Les tantes jubilent. Le comte de Peyrac leur a envoyé de grands colliers de roches des Pyrénées, et toutes sortes de colifichets. Mes frères et sœurs seront bien élevés. Et moi, pourquoi me plaindre ? On nous a toujours mis en garde, au couvent contre les rêveries romanesques. Un époux riche et bien titré, n'est-ce pas le premier but pour une femme de qualité ? »
Un tremblement pareil à celui des chevaux fourbus la saisissait. Pourtant elle n'était point lasse. C'était une réaction nerveuse, une révolte physique de tout son être, qui, au moment le plus inattendu, cédait.
« Est-ce la peur ? Encore ces histoires de nourrice qui jubile de voir le diable partout. Pourquoi irais-je la croire ? Elle a toujours exagéré. Molines, ni mon père ne m'ont caché que ce comte de Peyrac était un savant. De là à imaginer je ne sais quelles orgies démoniaques, il y a une marge. Si la nourrice croyait vraiment que je puisse tomber entre les mains d'un tel être, elle ne me laisserait pas partir. Non, je n'ai pas peur de cela. Je n'y crois pas. »
Près d'elle, le marquis d'Andijos, serviette au menton, levait d'une main une truffe juteuse, de l'autre son verre de bordeaux. Il déclamait d'une voix légèrement éraillée où son accent sombrait de temps à autre dans un hoquet satisfait :
– Ô truffe divine, bienfait des amants ! Verse en mes veines le joyeux entrain de l'amour ! Je caresserai ma mie jusqu'à l'aube !...
« C'est cela, pensa tout à coup Angélique, c'est cela que je refuse, que je ne pourrai jamais supporter. »
Elle eut la vision du seigneur affreux et difforme, dont elle allait être la proie livrée. Dans le silence des nuits de ce lointain Languedoc, l'homme inconnu aurait tous les droits sur elle. Elle pourrait appeler, crier, supplier. Personne ne viendrait. Il l'avait achetée ; on l'avait vendue. Et ce serait ainsi jusqu'à la fin de sa vie !
« Voilà ce qu'ils pensent tous et qu'on ne se dit pas, qu'on ne se chuchote peut-être qu'aux cuisines, entre valets et servantes. Voilà pourquoi il y a une sorte de pitié pour moi dans les yeux des musiciens du Sud, de ce joli Henrico aux cheveux frisés qui bat si habilement le tambourin. Mais l'hypocrisie est plus grande que la pitié. Une seule personne de sacrifiée et tant de gens contents ! L'or et le vin coulent à flots. Est-ce que cela compte ce qui se passera entre leur maître et moi ? Ah ! je le jure, jamais il ne posera ses mains sur moi... »
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Elle se leva, car elle était envahie d'une colère terrible, et l'effort qu'elle faisait pour se dominer la rendait presque malade. Dans le brouhaha on ne fit pas attention à son départ.
Avisant le maître d'hôtel que son père avait engagé à Niort, un nommé Clément Tonnel, elle lui demanda où était le valet Nicolas.
– Il est aux granges et remplit les bouteilles, madame.
La jeune femme poursuivit son chemin. Elle marchait comme une automate. Elle ne savait pas pourquoi elle cherchait Nicolas, mais elle voulait le voir. Depuis la scène du petit bois, Nicolas n'avait jamais plus levé les yeux sur elle, se bornant à accomplir son service de laquais avec une conscience mêlée de nonchalance. Elle le trouva dans le cellier, où il versait le vin des barriques dans les cruches et carafons que lui apportaient sans cesse les petits valets et les pages. Il était revêtu d'une livrée de maison jaune bouton-d'or à revers galonnés, que M. de Sancé avait louée pour la circonstance. Loin de paraître gauche dans cette défroque, le jeune paysan ne manquait pas d'allure. Il se redressa en voyant Angélique, et fit un profond salut dans le style que le maître d'hôtel Clément avait enseigné pendant quarante-huit heures à tous les gens de la maison.